
« Ce n’est pas seulement une odeur de linge lavé, propre, que je hume, mais bien celle d’une géographie de terre et de vent, sauvage et ample, étendue d’une infinité de contes, de fables, de chants, d’images que j’ai lus et regardés, et qui font de loi, sous les toits, dans les premiers pas du sommeil, dans ce lit tendu des ses draps nouveaux que mes grand-mères et grand-tantes ont jadis paré de fleurs, de courbes et d’arabesques avec leurs patientes aiguilles, un voyageur céleste et rassuré, un être vulnérable qui se sait pour un temps entouré et heureux.(P. 84)
Décrire notre monde, notre environnement, notre vie, nos émotions d’enfants ou d’adultes, en évoquant les odeurs, les miasmes, les parfums qui chaque jour agressent ou au contraire, bercent nos narines….
Philippe Claudel l’a tenté et fort bien réussi.
Souvent nous nous contentons d’un « Oh! comme ça sent bon! » ou d’un ‘Pouah! ça pue ! »….que ce soit en ville, dans la campagne, au bord de la mer, calme ou en tempête…dans toutes les situations de notre vie ou presque, nous sommes émus, troublés, agressés, ou calmés par certains de ces parfums, de ces odeurs. Et si ces parfums ou ces miasmes ont été associées à une situation que nous avons connue…alors immédiatement cette odeur agréable ou non fera remonter en nous des souvenirs, heureux ou non….des visages, des situations, des personnes disparues
Cette mémoire olfactive, ces odeurs associées à ces souvenirs heureux ou non de notre vie, nous rouvrent immédiatement la porte de cette situation heureuse ou non rencontrée, depuis bien longtemps, et nous permettent de ressentir immédiatement le bien-être, ou au contraire la malaise que nous avions connu à ce moment. Alors immédiatement reviennent en nous les mots, les personnages, les situations, les conversations vécues que nous avions oubliés et que nous pensions disparus de nos vies…
Personnellement, je suis ému et troublé par ces parfums, par ces senteurs de chêne, de pin, ou de bois exotiques laissées par le rabot, par la toupie, par ces copeaux ….tous associés à de nombreuses situations personnelles, à mon père…menuisier…..D’autres odeurs, qui ne sont pas toutes des parfums – dans le sens où on l’entend à Grasse- font remonter à ma mémoire des personnes disparues depuis bien longtemps qui ont bercé une partie de mon enfance, des rencontres…
Les 63 petits textes de Philippe Claudel sont tous surprenants et agréables. Il ne se contente pas de décrire une odeur, un parfum, Non! Il nous propose un petit rappel historique parfois, met en situation chaque parfum; que ce soit celui de la bouteille d’encre qui servait à remplir nos encriers d’écoliers, le lard qui cuit, la station d’épuration, les pissotières disparues de nos paysages urbains, le goudron liquide qui réparait nos rues. Et j’en passe !
63 petits moments de souvenirs – classés par ordre alphabétique- ..qui font remonter souvent à nos mémoires, je parle pour les plus anciens, les situations si bien décrites par l’auteur..
Un beau moment de bonheur, en ce qui me concerne!
Éditeur : Stock – 2012 – 215 pages
Lien vers la présentation de Philippe Claudel
Quelques lignes
- « Le brouillard agit comme le couvercle d’une cocotte : il maintient en lui, sous lui, les odeurs de terre surprise par un automne adolescent d’herbe fatiguée par la froidure des matins, de bêtes encore aux champs; de près vacants et d’asphalte trempé. C’est un grand flacon sans paroi, un pulvérisateur incessant. » (P. 35)
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« Même le vin rouge ordinaire, pour peu q’on le laisse frémir longuement dans une casserole sur un coin de fourneau, après y avoir jeté sucre, tranche d’orange, clou de girofle et poignée de cannelle, se mue grâce à elle en u diable ensorcelant qui brûle les mains autour du verre quand lequel on le sert, chauffe bouche et gorge, verse le feu dans le ventre fait naître rires et lumières au coin des yeux et sur les joues heureuses que le froid de dehors a rosies. Les langues se mettent à tisser contes et fantasmagories. » (P. 43)
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« On permet à l’enfant que je suis de respirer ces odeurs de pollens morts, de laines veuves et de linges orphelins pour qu’un jour il les relie dans une trame et ressuscite des vies perdues au fil des guerres, des maladies et des accidents. » (P. 46)
- « Odeur d’enfance et odeur de pauvreté, de tristesse aussi, comme si les particules noires de combustion illustraient les malheurs, petits ou grands, dommageables ou bénins, pérennes ou passagers, qui se déposent sur les lies humaines et les souillent. » (P. 54)
- « Ce n’est pas seulement une odeur de linge lavé, propre, que je hume, mais bien celle d’une géographie de terre et de vent, sauvage et ample, étendue d’une infinité de contes, de gables, de chants, d’images que j’ai lus et regardés, et qui font de loi, sous les toits, dans les premiers pas du sommeil, dans ce lit tendu des ses draps nouveaux que mes grand-mères et grand-tantes ont jadis paré de fleurs, de courbes et d’arabesques avec leurs patientes aiguilles, un voyageur céleste et rassuré, un être vulnérable qui se sait pour un temps entouré et heureux.(P. 84)
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« L’encre sur nos doigts laisse des marques policières, que le robinet d’eau froide à la récréation dilue sous le préau de ciment en gouttes bleuâtres. Nous écrivons en pointant la langue entre nos lèvres, engoncés dans nos blouses qui de mois en mois rétrécissent, les codes bien à plat sur le pupitre, la plume adoucie de salive et qui glisse sur le papier à carreaux. Pleins et déliés. Le geste et la concentration sont ceux du copiste du Moyen Âge. » (P. 178)
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« Car aucun sexe n’est pareil à un autre, aucun ne s’orne des mêmes fragrances, et les baisers qu’on y dépose, comme des offrandes ou des consolations, tentent d’apprivoiser la belle créature endormie qui semble y vivre, dans un prégnant parfum qui, selon les femmes, rappelle le boisé du cèdre, le pain que l’on grille; la faible acidité du cédrat, le musc de certaines fourrures sauvages, le lait, le malt, le caramel; mais tout ceci dans une atténuation de notes mineures, une susurration d’odeurs qui, pour être perçues et célébrées demandent à ce qu’on s’approche au plus près, qu’on y pose ses narines et ses lèvres, qu’on l’embrasse et le respire, les yeux fermés, aves l’humilité agenouillée de l’orant devant la déesse. » (P. 192)
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« Nous produisons toujours plus d’ordures, mais nous soulevons le tapis et les glissons dessous. Eaux usées. Sales, troubles, souillées, rancies, bourbeuses. témoins à charge. nos vie à lire dans le purin, mais à quand le procès? » (P. 193)
- « Chaque lettre a une odeur, chaque verbe, un parfum. Chaque mot diffuse dans la mémoire un lieu et ses effluves. Et le texte qui peu à peu se tisse, aux hasards conjugués de l’alphabet et de la remembrance devient alors le fleuve merveilleux, mille fois ramifié et odorant, de notre vie rêvée, de notre vie vécue, de notre vie à venir, qui tour à tour nous emporte et nous dévoile. (Dernière phrase du livre)


Je n’ai pas lu celui-là, mais cette chronique en parle si bien ! Très attachée moi aussi aux odeurs, je le note…mais pour plus tard 😉