
Le cadre de l’histoire est le Spiegelgrund, hospice viennois, dans lequel les gamins sont isolés, dans des pavillons différents selon leur degré de handicap ou de dangerosité. Des gamins qui arrivent là placés par le régime quand ils sont petits délinquants ou placés par leurs parents dans l’espoir d’un traitement, d’une guérison. Le Spiegelgrund est à la fois un « hôpital » et un centre de redressement, une maison de correction. Des parents qui ne pourront plus les voir, malgré leurs demandes répétées, malgré le siège de l’établissement, et des gamins qui les attendent
L’auteur nous permet de suivre quelques uns de ces gamins, dont Adrian, né d’un père gitan alcoolique et d’une mère qui ne s’occupe pas de ses enfants. Une gamin qui passera d’un bâtiment à l’autre au fil de ses incartades, de ses évasions…Un gamin qui nous raconte son histoire.
D’autres et ils sont nombreux ne pourront jamais raconter leur histoire. Euthanasiés à la demande de Berlin, ils seront autopsiés, leurs organes seront mis dans bocaux, afin de « faire progresser la science », des gamins « qu‘il faut les considérer comme des sortes d’abcès vivants et le «traitement» prescrit par Berlin, n’est qu’une simple mesure hygiénique, un processus de désinfection naturelle. » Tous subiront des violences s’ils mouillent le lit.
On se lie d’affection avec ces gamins, avec celui de la couverture, attachés, enfermés, sujets d’expériences médicales, punis par des injections de souffre…et j’en passe. Différents, donc impurs.
Rien de cela n’aurait pu se faire sans ces médecins, sans ces infirmières, qui obéissaient à des ordres, en toute bonne conscience pour le bien de la race …Ainsi à l’issue de la guerre, ils ont pu dire : »On obéissait à des ordres », ou « Je ne savais pas ». Certains ont pu même exercer, donner des conférences jusqu’à la fin de leur vie
Ecrit comme un reportage, « Les élus » est un roman mettant en scène des personnages imaginaires, des enfants handicapés et du personnel médical, synthèse de ces bourreaux jugés, emprisonnés ou exécutés et parfois non inquiétés à la l’issue de la Guerre. le livre nous permet de les suivre depuis 1941, jusqu’à l’arrivée des russes ou des américains….et même après. Des gamins devenus des hommes, mal dans leur peau, dont la réinsertion sera difficile, dont on prendra toujours en compte les incartades emprisonnements passés, des gamins devenus adultes délinquants à vie.
« Les portes du passé ne se ferment jamais, dirait plus tard Adrian. Elles se déplacent dans l’espace et on ne peut jamais prédire où l’une d’elles surgira. Ainsi il est impossible de se préparer au moment où il faudra la franchir et y retourner. »
Livre révoltant, du fait des traitements subis par ces gamins sur ordre du régime, mais aussi parce qu’aucun médecin ou infirmière n’a refusé ces gestes de violence et de mort; révoltant du fait du système de défense adopté devant les tribunaux à l’issue de la guerre, par ces médecins et infirmières de l’horreur – se déclarant non coupables – révoltant parce que devant le nombre de ces salauds, certains ont pu passer au travers des mailles de la justice, devenir des personnalités reconnues…qui ont malgré tout pris comme vérité les conclusions de leurs anciens collègues nazis, une fois la guerre terminée.
Quelques extraits
« L’amélioration de la race doit commencer chez les enfants. Si nous ne sommes pas en mesure pour l’instant d’agir sur la qualité de la reproduction, du moins devons-nous nous efforcer de favoriser cette qualité par l’élevage. Cela implique d’éduquer les enfants selon des principes biologiques et sociaux. » (Julius Tandler – Krieg une Befolkerung -1916 – P. 11)
« L’uniforme aurait empêché son père de le frapper : tous les enfants arborant l’uniforme des Jeunesses hitlériennes étaient sous la protection personnelle du Führer, de sorte que personne, à part lui, n’avait le droit de les punir » (P. 46)
« Un formulaire est d’abord rempli et envoyé au ministère de l’Intérieur à Berlin, où une commission médicale, crée spécialement à l’échelon national, examine minutieusement chaque cas avant de prendre la décision que nous sommes ensuite tenus d’exécuter. » (P. 90)
« Mais non : rien de ce qui touche le corps ne se produit à l’aveuglette. Les recherches en génétique ont clairement démontré qu’il n’existe aucune maladie affectant l’organisme – pas même une banale infection – qui ne comporte une composante héréditaire. [….] Pour être efficace une anamnèse ne doit pas se limiter à déterminer si tel patient a déjà eu telle manifestation d’une maladie par le passé. Pour être efficace, une anamnèse doit prendre en compte toute l’histoire pathologique du patient, y compris son origine sociale et raciale . » (P. 97)
« Parce que ce qu’ils voulaient, expliquerait Adrian, ce n’était pas nous rendre meilleurs, malgré tous leurs beaux discours. Non, ce qu’ils voulaient, c’était nous exterminer. Nous rayer de la surface de la terre. Et la seule véritable façon de sortir de là, c’était d’accepter de ne plus l’être. Et Julius avait peur. La peur était le prix à payer pour oser croire et espérer en un monde extérieur. » (P. 114)
« Il en allait ainsi à l’époque : les enfants présentant un problème, peu importe qu’il s’agît uniquement de troubles de l’apprentissage, devaient être déclarés aux autorités, auxquelles il incombait ensuite de prendre une décision les concernant. » (P.153)
« …sans une grosse somme d’argent ou un mari bien placé au parti, elle n’a aucune chance de récupérer son fils. » (P. 174)
« Tu crois que les Tatars ou les demi-Juifs comme toi atterrissent ici par hasard ? Tu sais ce qu’on fait aux Juifs, de nos jours ? (Apparemment ses questions n’attendaient pas de réponse). Les Juifs, on en fait du savon, cracha-t-il en tendant à Adrian le pain de savon verdâtre qu’on utilisait dans l’établissement. Il en fut au moins deux cent cinquante pour un morceau comme ça. » (P. 262)
« Dés qu´il croisait des petits enfants braillant d’une voix aiguë ou des écoliers portant leur sac à dos en rangs serrés, il tournait la tête et changeait de trottoir.. Il se reconnaissait dans ces corps efflanqués se faisant tout petits devant leurs camarades par peur de recevoir un coup. Il reconnaissait la faiblesse, l’angoisse que l’on porte en soi, telle une bassine remplie d’eau bouillante menaçant de déborder. » (P. 458)
« La seule chose qu’elle sait, c’est que, juste avant que la sentence tombe, elle portera ces mains à son visage, et que les visages de pierre la regarderont de leurs yeux indifférents ou hautains, et tout le monde pensera que sa condamnation n’est que justice, étant donné ce que ces mains ont commis. » (P. 501)