
Fiodor Dostoïevski, qu’on ne peut pas qualifier d’auteur léger nous livre là une fable humoristique et politique,
….. un « Récit véridique, sur la façon dont un monsieur, d’âge et d’aspect certain, fut avalé vivant par le crocodile du Passage, tout entier, de la tête jusqu’aux pieds, et ce qui s’ensuivit », comme le mentionne l’incipit de ce petit livre.
Ivan Matvéïtch, doit se rendre à l’étranger, en Europe, mais avant de partir, il se rend avec son épouse chez un bateleur, un allemand qui présente dans la Galerie le Passage de Saint-Petersbourg, un crocodile placé dans une baignoire remplie de 20 cm d’eau..
Nous sommes en janvier 1865
Ivan, trouve là l’occasion de « faire connaissance encore sur place avec les aborigènes qui la peuplent« . Alors, un peu taquin il agace le crocodile avec son gant. Ni une, ni deux, le crocodile « commença par retourner le pauvre Ivan Matvéïtch entre ses mâchoires terribles, les jambes tournées dans sa direction, et avala d’abord ces jambes en question ; puis, régurgitant quelque peu Ivan Matvéïtch qui s’efforçait de bondir au-dehors et s’accrochait à la caisse de toute la force de ses mains, il l’avala une nouvelle fois, cette fois jusqu’à la taille« …et l’ingurgita entier…
Ivan se retrouve dans un crocodile vide de tout organe, une grande poche ressemblant à du caoutchouc, une poche qui lui permet de bouger de prendre ses aises..Et Ivan commença à parler, à communiquer avec le monde extérieur…alors que son épouse ne songe qu’à l’éventrer! On ne sait si elle parle du crocodile ou de l’allemand, le bateleur dont Dostoïevski se moque.
Et notre homme commence à s’entretenir avec le narrateur.
Une communication un peu loufoque, toujours légère, en apparence seulement, une communication peine d’humour. Mais venant de Dostoïevski, on ne doit pas s’attendre à une pochade. L’humour pour parler de la situation de la Russie, du danger allemand, de l’humanité en général….Cette fable prend très vite une tournure politique, surtout qu’Ivan n’a rien d’autre à faire en attendant sa libération qu’à penser et partager ses réflexions.
Les propos d’Ivan aborderont de nombreux sujets, depuis l’importation des toiles anglaises, en passant par le développement de la Russie, l’apports de capitaux, l’ordre, les idées communistes naissantes, la censure, la société russe….
D’autant plus qu’Ivan Matvéïtch se souvient de conversations entendues : « Il nous faut une industrie, disait-il, notre industrie n’existe pour ainsi dire pas. Il faut donc la créer et dans ce but, créer une bourgeoisie. Et, comme nous n’avons pas de capitaux, il est nécessaire de les faire venir de l’étranger. Nous devons donc, premièrement, donner aux compagnies étrangères la possibilité d’acheter nos terres par parcelles, ainsi qu’il se pratique partout à l’étranger. Cette propriété en commun, c’est le poison, la perte de la Russie !«
Dostoïevski va ainsi, tour à tour, brocarder le capitalisme, le socialisme, le système politique russe, les étrangers avides de se gaver sur le dos des Russes, et s’inquiéter de la perte d’indépendance de la Russie…
Sans oublier ces tribuns sortis d’on ne sait où qui se découvrent une vocation : « Quoique caché, je vais être fort en vue ; je vais jouer un rôle de tout premier plan. Je vais servir à l’instruction de cette foule oisive. Instruit moi-même par l’expérience, j’offrirai un exemple de grandeur d’âme et de résignation au destin. Je vais être une sorte de chaire d’où les grandes paroles descendront sur l’humanité. »
Ni, non plus, les fonctionnaires qui veulent profiter des situations
70 pages dans lesquelles l’absurde et le burlesque nous proposent une réflexion et un retour en arrière sur la situation politique de l’Europe et de la Russie en cette fin du 19ème siècle.
Éditeur : Actes-Sud, Babel – Traduction : André Markowicz – 2000 – Parution initiale en 1865 – 71 pages
Présentation de Fiodor Dostoïevski
Quelques lignes
- « Nous avons besoin, il disait, de l’industrie, nous avons peu de commerce. Il faut le faire naître. Il faut faire naître les capitaux, donc, ce qu’il faut faire naître, c’est le tiers état , ce qu’on appelle la bourgeoisie. » (P. 30)
- « Envoyer un fonctionnaire particulier, dit-il enfin, dans les entrailles d’un crocodile en mission spéciale, à mon avis personnel, c’est une chose inepte. Ce n’est pas prévu dans les statuts. » (P. 34)
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« Ce n’est pas pareil pour la structure de l’homme : plus par exemple, la tête d’un homme est vide, moins elle ressent le besoin de se remplir, et c’est là la seule exception à la règle commune. » (P. 47)
- « Je vais inventer à présent tout un système social et-tu ne le croiras pas, à quel point c’est facile ! Il suffit juste de se retirer quelque part dans un coin, ou même simplement se retrouver dans un crocodile, et, tout de suite, on invente pour l’humanité un paradis entier. » (P. 49
- « Ce sont les sauvages qui aiment l’indépendance, les sages aiment l’ordre, et l’ordre manque. » (P. 52)