« Le Tranquille affligé  » – Gilles Jobidon

« Le plus grand danger pour un peuple est de perdre la mémoire. » (P. 83)

Chang Fu Yin est ancien Jésuite défroqué, un de ceux qui sont venus en Chine afin de catéchiser les chinois…un jésuite qui sut se faire un nom et une place en qualité d’horloger et de conseiller à la cour de l’empereur Mu Xi, où il officie. C’est lui « qui tient les rênes du temps chinois » .

Ces jésuites influents venus au nom de la religion, se mêlaient également de politique, d’espionnage en révélant au monde occidental de nombreux secrets tels que la laque, le papier, en lui faisant découvrir le thé, l’irrigation. Et surtout tentaient de convertir l’empereur. Ils savaient se rendre indispensables auprès des mandarins. Ils y sont restés près de 400 ans !

« Trévier est ce que les Chinois appellent un œuf dur : blanc à l’extérieur, jaune à l’intérieur. »

En 1858, l’empereur lui demande d’aller chercher sur une île de la mer d’Oman, dans laquelle la « population vit la nuit et dort le jour », un maître artisan qui a mis au point une teinture noire unique afin de peindre un tissu qui sera tendu dans un temple dédié au Soleil et à la Lune, construit au Palais d’été.

Il y a tant de noirs tant de différences entre tous ces noirs!

Peut-être qu’ainsi seraient atténués les maux qui affligent la Chine. Une Chine qui a beaucoup inventé, mais ne ne crée plus. Dorénavant, elle copie et reproduit. On la vole!

Oui, mais Chang Fu Yin, homme érudit passionné « de Vinci, d’Ambroise Paré, de Copernic et de Galilée » rencontrera  l’amour avec une femme, blonde et au cheveux crépue : Flore…Flore est une noire albinos, une femme que l’empereur lui volera pour en faire « sa concubine d’ivoire »

Gilles Jobidon confiera « Ce personnage de Jacques Trévier est en réalité une espèce d’amalgame entre plusieurs jésuites qui ont séjourné en Chine. Je pense qu’il est un peu aussi une partie de moi-même « 

Un roman fait de petits chapitres courts, qui abordent aussi bien les états d’âme de Trévier, l’amour de l’empereur pour Flore,l’espionnage pratiqué par les jésuites, la compétition d’influence entre anglais et français, le sac du palais d’été, les Chinois concèdant Hong Kong aux anglais.

L’écriture de Gille Jobidon est concise, travaillée, exigeante, poétique même. Agréable en tout cas.

Elle nous permet de découvrir ou de nous remettre en mémoire, à la fois des faits historiques avérés tels que le sac du Palais d’été, les inventions chinoises volées par l’Occident, l’influence des jésuites, le pillage des ressources naturelles, les relations amoureuses ou les tensions entre les personnages mais aussi les superstitions, l’importance de l’opium arrivé illégalement depuis les colonies britanniques voisines, les pirates qui ont abandonné la voile pour la vapeur…la période au cours de laquelle la Chine a abandonné son rôle de pionnier et d’inventeur pour se consacrer à la copie….

En ce qui le concerne, la rencontre entre Orient et Occident n’a jamais eu lieu. « Ils sont entrés en collision. »

Gilles Jobidon dira : « J’ai donc choisi de créer ce personnage qui doit beaucoup à Pierre-Martial Cibot, historien et botaniste jésuite qui a vécu en Chine jusqu’à sa mort, en 1780, et qui signait du pseudonyme “L’affligé tranquille” les lettres qu’il envoyait en France »

Quelques heures de lecture et de plaisir…un plaisir que je reprendrai certainement en le relisant. 

Éditeur : Leméac – 2020 – 154 pages


Lien vers la présentation de Gilles Jobidon


Quelques lignes

  • « La Chine a beau avoir découvert le nombre pi. Beau avoir inventé le gouvernail, la boussole, le sismographe, les verres teintés, le papier, l’encre, l’impression, l’acier, les nouilles et la poudre à canon. Accouché de la brouette, du parapluie, des cartes à jouer et du papier monnaie. Pondu l’astucieux procédé de la soie en faisant travailler des chenilles qui s’empiffrent de feuilles de mûrier et bavent des montagnes d’or, elle a perdu sa longueur d’avance. Elle est peu à peu délestée de ses précieux savoirs par l’Occident qui a les dents longues et la vapeur dans l’hélice. Car dans ce monde qui bouge de plus en plus vite, la Chine ne crée plus. Elle ne fait que reproduire ce qui lui vient d’ailleurs avec une perfection et une minutie incroyables. » (P. 24)
  • « Lorsqu’il comprend que l’Église pue, et que prier consiste plus ou moins à desserrer les poings, il desserre les poings, et lit tout ce qui lui passe à travers les yeux. Surtout ce qui est à l’Index. Ou mieux encore – chinois. » (P. 54)
  • « Pourquoi une maison de dix pièces alors que tu ne peux en habiter qu’une seule à la fois. » (P. 58)
  • « Puis il fait l’étalage de l’arc en ciel des noirs de Baël. Qui rivalisent en nuances avec celles du goudron, du bitume, du jais, de l’ébène, mélasse, réglisse, poivre, caviar. Des ciels de nuit, orphelins de lune et d’étoiles.Des robes des animaux les plus sombres. Une palette de noirs tous aussi parfaits, aussi différents et aussi subtils les uns que les autres. Jamais pareils. Ressemblant à s’y méprendre à l’effet de la robe de l’ours. A celle de la panthère. Du corbeau. de la Zibeline. Du scarabée. ou des plus beaux étalons d’Arabie. » (P. 78) 

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