« En souvenir d’André » – Martin Winckler

En souvenir d'AndréEmmanuel est un jeune homme doté d’une mémoire phénoménale qui lui a permis de passer avec succès des études de médecine. Il a travaillé comme jeune médecin dans une unité anti-douleur, et a été appelé à aider  André, un malade qu’aucun traitement ne pouvait soulager, à « partir dignement »… Une décision pas anodine du tout qui a bouleversé sa vie…Une décision prise naturellement en réponse à l’hypocrisie du monde médical : « Je ne ressentais pas de remords ou de culpabilité, au contraire »

Depuis cette date, d’autres malades incurables, l’ont appelé sur son portable en lui donnant le code « En souvenir d’André »….
Emmanuel a désormais eu une double vie, le jour dans son unité anti-douleur, et le soir, la nuit, seul avec des malades qui l’ont appelé et qu’il a accompagné pendant de longues heures, en parlant avec eux, en les écoutant, en recueillent leurs dernières pensées, en les notant sur de nombreux cahiers…avant cet acte technique, toute petite partie de cet accompagnement humain. Une vie de médecin qu’il nous contera :  « S’ouvrir sans questionner, écouter sans interrompre, entendre sans bouger. Expliquer. Apaiser. Soulager. »
Un livre dérangeant qui ne peut qu’interpeller le lecteur.
Dérangeant parce qu’il aborde des sujets qui inquiètent chacun de nous, lecteurs et humains,  au fur et à mesure que nous vieillissons : la mort, notre propre mort, la hantise de notre souffrance possible, la peur de la maladie incurable…des sujets inhabituels dans la littérature
Dérangeant parce qu’il met le doigt dans une première partie du livre d’une part sur l’hypocrisie de certains milieux médicaux, de certains pontes de la médecine qui prêchent le serment d’Hippocrate à la face du monde, et qui en douce, font « partir » pas toujours avec leur assentiment, des personnes incurables, des grands prématurés…Une hypocrisie qui poussera certains autres médecins, pour des raisons éthiques, à pratiquer un acharnements thérapeutique,  alors que d’autres, impuissants face à la douleur nieront cette douleur psychologique ou laisseront le patient dans un sommeil profond, « ….un mourant qui dort ne demande pas qu’on hâte sa fin »….dans l’attente du décès
Grâce à des hommes comme Emmanuel, qui ont pris des risques quant à leur carrière, des risques d’emprisonnement et de radiation à vie, la loi a évolué et permet, dorénavant, dans des conditions strictes, le recours à ces sédations douces, à cet accompagnement en douceur vers le Grand départ, sédations qui ne sont nullement des mises à mort brutales, mais des sédations toujours demandées, et désirées par les malades…un acte humain, un acte d’amour pour moi…« Quand la douleur est intolérable, personne ne doit la tolérer. »

Roman ou témoignage ? Qu’importe…un livre émouvant qui nous interpelle chacun de nous dans notre propre sensibilité culturelle, religieuse….humaine..Notre mort fait partie intégrante de notre vie. Pourquoi refuser d’y penser…Et maintenant que la loi le permet, pourquoi ne pas écrire, dire à ceux qui nous sont chers… »Voilà comment je veux partir.. » …tant qu’il nous reste encore un bout de route à faire ensemble…. 


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Pour découvrir

  • « En ce temps-là, le silence et la soumission régnaient en maîtres. Les médecins statuaient. Souverainement. Mais lorsqu’un homme ou une  femme sentent que leur vie n’était plus que douleur et chagrin, ces mêmes médecins ne trouvaient pas raisonnable leur désir d’y mettre un terme. Ce désir là ne pouvait pas venir d’une personne sensée, d’un individu compétent. Non seulement ils refusaient de l’entendre, mais ils menaçaient de normaliser ceux qui l’exprimaient en les internant- ou en leur collant une camisole chimique. Sauver la vie était le blason des médecins ; donner la mort un privilège de leur caste » (P. 55)
  • « Si tant de médecins sont aussi impitoyables avec celles et ceux qui bouffent ou fument, ou s’injectent des drogues, ou baisent comme des fous ou veulent mettre fin à leur vie pour surmonter l’angoisse de vivre, c’est parce qu’ils sont incapables d’atténuer cette angoisse en eux-mêmes : ils savent qu’elle sera toujours là. » (P. 59)
  • « Personne ne voulait entendre que des substances jusque-là illicites et diabolisées pouvaient lever l’angoisse de malades condamnés, leur permettre de vivre leurs derniers mois en paix avec eux-mêmes, en communion avec leurs proches. Quant à les aider à choisir le moment de partir, il n’était pas même permis d’en parler. Les principes comptaient plus que le soulagement des souffrances. » (P. 71)
  • « Je ne veux pas mourir en voyant ma poitrine se soulever contre ma volonté, je ne veux pas voir la machine respirer à ma place. Je veux pouvoir dire au revoir à ma famille, avec ma bouche, avec mes lèvres, avec ma gorge » (P. 74)
  • « La douleur précipite dans un cercle vicieux. La morphine amorce un cercle vertueux. Dès qu’un homme souffre moins, son angoisse diminue. Et parce qu’il a moins peur, il souffre moins. Je n’ai jamais eu peur de trop soulager. Quand la douleur est intolérable, personne ne doit la tolérer [……] Certains n’avaient pas mal mais ils souffraient beaucoup. Ce n’était plus la douleur physique ou morale. C’était cet état que ni les antalgiques ni les antidépresseurs ne parvenaient à lever. » (P. 113)
  • « Ils ne se sentaient plus concernés par rien, mais ils avaient peine à entendre leur femme, les enfants, les haranguer pour leur remonter le moral, pleurer pour les apitoyer, crier pour les secouer. Ils n’étaient pas indifférents, ils étaient fatigués. Ceux-là me demandaient de revenir. » (P. 114-115)
  • « Ils m’avaient appelé pour atténuer la violence de leur décision sur les autres et pour éviter que les autres ne s’opposent, violemment à elle » (P. 146)
  • « Quoi qu’on fasse dans sa vie, on ne peut éviter de souffrir. Mais on peut au moins s’efforcer, du mieux qu’on peut, de ne pas faire souffrir. » (P. 152)

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