« Le zéro et l’infini » – Arthur Koestler

Le zéro et l'infiniHaut dirigeant et figure historique du Parti Communiste Russe, Roubachof est arrêté et jeté en prison…D’autres avant lui ont connu son sort, il a lui-même collaboré à ce système.
Révolutionnaire de la première heure, compagnon de Lénine, il a déjà connu la prison et la torture, quelques années plus tôt, en 1933 alors qu’il était en mission diplomatique en Allemagne. Il était l’un des hommes fort du régime, dirigeant de l’industrie de l’Aluminium
Il sait en entrant en prison qu’il sera exécuté, que son image sera effacée des photos historiques, qu’il n’existera plus jamais dans la mémoire collective du pays, même son nom sera banni.‌ « Roubachof savait qu’il était au secret et qu’il y resterait jusqu’à ce qu’on le fusillât. ».

Comme tout individu, il n’est rien, il est quantité négligeable, un zéro, face à l’Infini qu’est le Parti. « La définition de l’individu était : une multitude d’un million divisé par un million. »
En entrant en prison, il ne sait pas de quoi il sera accusé, par contre, il sait que les accusations seront montées de toute pièce, qu’on cherchera à l’humilier en le forçant à avouer ce qu’on souhaite qu’il avoue et que malgré sa volonté il signera des aveux tôt ou tard.
Son accusateur est un de ses anciens collègues et amis, lui même rapidement éliminé et exécuté au cours de l’instruction, et remplacé par son assistant, Gletkin un homme froid et implacable. Roubachof tentera de résister, mais petit à petit, de plus en plus fatigué, sera emporté par le discours, l’acharnement de son adversaire. 
Roubachof a lui-même participé froidement à ces crimes, créé ces preuves dans d’autres procès, fait éliminer sa secrétaire et maîtresse, sans état d’âme…
Arthur Koestler en écrivant ce livre en 1938, fait référence à ces grandes purges staliniennes de 1936-37, sans cependant jamais citer Staline, purges dont plus de 700 000 personnes ont été victimes en 2 ans, mais surtout nous décrit la dialectique, le vice de ces accusateurs.
Véritable documentaire sur cette période de l’histoire, Le Zéro et l’Infini est aussi un ouvrage de réflexion philosophique sur la place de l’individu dans tout régime totalitaire, mais aussi dans tout système politique, sur la vérité et le mensonge en politique, sur la violence dans la politique, les partis politiques et l’individu, la dictature, la torture psychologique,  la mort…..l’Histoire
La fin justifie t-elle les moyens?
Un texte fort, dont chaque phrase, chaque conversation entre Roubachof, ses accusateurs ou ses juges doit être pesée, dont chaque lecture nous délivrera un message différent.
« La vérité, c’est ce qui est utile à l’humanité ; le mensonge ce qui lui est nuisible. »
Vaste sujet philosophique et politique
Ah ! L’amitié en politique…Toujours d’actualité, heureusement moins violente mais aussi perverse !
Un ouvrage lu dans ma jeunesse mais oublié depuis que je relirai avec plaisir.
Quelques extraits
  •  « Il ne pouvait se résoudre à détester le N°1, comme il l’aurait dû. Souvent il avait regardé là chromo du N°1 au dessus de son lit, et vit en vin essayé de la détester. Ils l’avaient entre eux affublé de bien des sobriquets, mais en fin de compte, c’était celui de « N°1″ qui lui était resté. L’horreur que répandit autour de lui le N°1 provenait avant tout de ce qu’il avait peut-être raison, et que tous ceux qu’il avait tués devaient bien reconnaître, même avec leur balle dans  la nuque, qu’il était bien possible après tout qu’il eût raison. Il n’y avait aucune certitude, seulement l’appel à cet oracle moqueur qu’ils dénommaient l’Histoire, et qui ne rendait sa sentence que lorsque les mâchoires de l’appelant étaient depuis longtemps retombées en poussière. Oh Mort, vieux capitaine…. » (P. 23)
  • « Rien de pire en prison que d’avoir conscience de son innocence ; cela vous empêche de vous acclimater et cela vous sape le moral. » (P  36)
  • « Le Parti n’a jamais tort- dit Roubachof. Toi et moi, nous pouvons nous tromper. Mais pas le Parti, le Parti, camarade est quelque chose de plus grand que toi et moi et que mille autres comme toi et moi. Le Parti, c’est l’incarnation de l’idée révolutionnaire dans l’Histoire. L’Histoire ne connait ni scrupules ni hésitations. Inerte et infaillible, elle coule vers son but. À chaque  courbe de son cours elle dépose la boue qu’elle charrie et les cadavres des noyés. L’Histoire connait son chemin. Elle ne commet pas d’erreurs. Quiconque n’a pas une foi absolue dans l’Histoire n’est pas à sa place dans les rangs du Parti. (P. 52) 
  • « Nous vous avons apporté la vérité, et dans notre bouche elle avait l’air d’un mensonge. Nous vous avons apporté la liberté, et dans nos mains elle ressemble à un fouet. Nous vous avons apporté la véritable vie, et là où notre voix s’élève les arbres se dessèchent et l’on entend bruire les feuilles mortes. Nous vous avons apporté la promesse de l’avenir, mais notre langue bégaie et glapit….(P. 67) 
  • « Car le mouvement était sans scrupule [….] son lit faisait de nombreuses boucles et bien des méandres ; c’était la loi de son être. Et quiconque ne pouvait pas suivre son cours sinueux était rejeté à la rive ; car telle était sa loi. Les mobiles de l’individu ne lui importaient pas. Sa conscience n’importait pas au Parti, qui n’avait cure de ce qui se passait dans sa tête et dans son cœur.  Le Parti ne connaissait qu’un seul crime : s’écarter du chemin tracé ; qu’un seul châtiment : la mort. La mort n’était pas un mystère dans le mouvement ; elle n’avait rien d’élevé ; c’était la solution logique des divergences politiques. » (P. 84)
  • « L’Histoire nous a appris que souvent les mensonges la servent mieux que la vérité ; car l’homme est paresseux, et il faut lui faire traverser le désert pendant quarante ans, avant chaque étape de son développement. Et pour le forcer à franchir le désert, force menaces  et force promesses sont nécessaires ;  il a besoin de terreurs et d’imaginaires consolations, sans quoi il va s’asseoir et se reposer prématurément et va s’amuser à adorer des veaux d’or. » (P. 109)
  • « Une preuve en réfutait une autre, et, en fin de compte, nous avons dû recourir à la foi – une foi axiomatique dans l’exactitude de nos propres raisonnements. C’est là le point décisif nous avons jeté tout notre lest par dessus bord  ; une seule ancre nous retient : la foi en soi-même. La géométrie est la plus pure réalisation de la pensée humaine ; mais nul ne peut prouver les axiomes d’Euclide. Celui qui n’y croit pas voit s’écrouler tout l’édifice. » (P. 110)
  • « D’ailleurs, on parlait rarement de la mort, et l’on n’employait presque jamais le mot d’exécution ; l’expression habituelle était « liquidation physique ». Ces mots n’évoquaient qu’une seule idée concrète : la cessation de toute activité politique. L’acte de mourir n’était en soi qu’un détail technique, sans aucune prétention à intéresser qui que ce soit : la mort en tant que facteur dans une équation logique avait perdu toute caractéristique corporelle intime. » (P. 147)
  • « Quiconque s’oppose à la dictature doit accepter la guerre civile comme moyen. Quiconque recule devant la guerre civile doit abandonner l’opposition et accepter la dictature. » (P. 222) 
  • « Le devoir du révolutionnaire est de préserver son existence. » (P. 250)
  • « Roubachof savait que d’ici minuit il aurait cessé d’exister. » (P. 266)
  • « Il avait suivi chaque pensée jusqu’à son ultime conséquence et agi conformément à celle-ci jusqu’au bout ; les heures qui lui restaient appartenaient à ce partenaire silencieux dont le royaume commençait au point précis où finissait la pensée logique. Il l’avait baptisé « la fiction grammaticale » avec cette pudeur devant la première personne du singulier que le Parti avait inculquée à ses disciples » (P. 268)

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