« La semaine des martyrs » – Gilles Sebhan

la-semaine-des-martyrsUn écrivain arrive au Caire afin de travailler avec Denis son ami photographe, visites de pyramides, photos…pauvreté et hospitalité de la population, quartiers délabrés.
Ils se déplacent dans un taxi conduit par Mohamed, beau comme tout, dont l’écrivain, on comprend qu’il s’agit de Gilles Sebhan, tombe amoureux.
Surviennent les émeutes de janvier 2011, émeutes tristement célèbres, puisque la police et l’armée ont tiré sur la foule des manifestants massés sur la place Tarhir, venus demander la démission de Moubarak. C’était le printemps arabe, en Tunise, Ben Ali était tombé quelques jours plus tôt.tarhir-1
Un jeune homme tombé sous ses yeux, prend une importance particulière au yeux de l’auteur.

Je pensais sincèrement, compte tenu de l’importance du thème, lire un rappel historique de ces événements, mieux connaitre le contexte politique, mais ce n’est pas le parti retenu par l’auteur. Celui-ci préfère être un témoin, dans la première partie du livre, de la détresse du peuple égyptien, de la crasse, des détritus, constater les exactions de la police, aidée par des milices armées par le régime : « Le Caire était un peu dans l’esprit des gens comme cette montagne millénaire de détritus, en plein milieu de la ville, transformée en parc royal: un mensonge. Et quelque chose persistait du désir de cacher la misère  de dérober la vérité aux regards, quelque chose d’un peu soviétique après l’heure, surveiller par exemple les étrangers soupçonnés d’espionnage lorsqu’ils quittaient les pyramides et le musée des Antiquités pour visiter les quartiers délabrés de la ville.« 

Le portrait de cette société, du peuple de la rue, le pourquoi, la cause de ces émeutes. tarhir-3

Il connaît cette ville, il aime les photos faites par son ami Denis, et ce n’est pas la première fois qu’ils la parcourent ensemble.
Il a incontestablement fait un travail minutieux d’enquête, dérangeant à deux titres. Dérangeant tout d’abord par le rappel de la violence des crimes commis par le régime ce 28 janvier 2011, il  y a un peu plus de cinq ans, et dérangeant aussi, car ce rappel est émaillé de désirs sexuels de l’auteur pour ces jeunes hommes qu’il croise, pour ce chauffeur de taxi Mohamed qu’il caresse, qu’il a aimé et dont il n’a plus de nouvelle depuis ce 28 janvier et même pour ce flic qui le suit et le surveille de loin. Il « éprouve une certaine exaltation à mêler des anecdotes sexuelles à notre discussion sur les martyrs. ». J’ai été perturbé par cette attitude. 
Quelle est la part de roman, la part de réalité ? Qu’importe !
A l’occasion d’un entretien avec l’auteur Pierre Ahnne extrait du blog de ce dernier, Gilles Sebhan déclare : « En octobre dernier je me suis rendu au Caire et j’ai rencontré, avec mon ami le photographe Denis Dailleux, des familles de « martyrs », chez eux. Je n’avais pas du tout l’idée d’en faire un livre mais la confrontation a été tellement forte et étonnante que j’ai éprouvé le besoin d’en faire le récit et d’évoquer  la date clé du 28 janvier, jour où la police a reçu l’ordre de tirer sur les manifestants à balles réelles. ». C’est le thème de la seconde partie d
u livre dans laquelle il rencontre quelques familles des victimes, apprend les conditions de leur mort, de la restitution des corps…et décrit le travail du photographe, un vieux de la vieille qui utilise encore un vieux Mamiya et des pellicules, un photographe qui pense et compose sa
photo, choisit ses arrières plans, ses lumières..Pas du tout le « mitrailleur » mais le photographe appliqué qui éditera  « Egypte, les martyrs de la révolution »
« La semaine des martyrs » est un livre pour nous faire vivre la genèse d’un autre livre, celui de son ami
Plusieurs rencontres, mais toujours la même détresse, la même incompréhension, la même pauvreté, les mêmes faubourgs délabrés, cette recherche incessante de Mohamed chauffeur de taxi disparu, et le même feu qui couve sous la cendre, malgré les aides reçues par les familles pour indemniser la mort de leurs enfants . Cette révolution n’a rien réglé, le mal reste le même :  » des ennemis officiels qui devaient s’entendre en secret, les militaires et les Frères musulmans, les salafistes et certaines factions démocrates. […] Et nos martyrs devenaient un peu sans cause. Du moins cette cause ne suffisait pas à annoncer un monde meilleur. Ces martyrs un peu accidentels, puisque la plupart n’avaient pas milité, seraient peut-être aussi des martyrs pour rien. »  
Inquiétant : tout reste donc à refaire. En recherchant un mieux-être les cairotes ont peut-être fait naître le pire et permis aux islamistes d’avancer cachés.
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Merci à Babelio pour cette découverte, de ces deux auteurs, de ces deux titres.


Connaître Gilles Sebhan


 Quelques extraits

  • « Il a parlé du dictateur en le nommant, des policiers en les nommant, de l’asservissement dont le gouvernement se servait pour asseoir son autorité et tirer profit. Une colère froid, virile, ultime. Celle d’un homme qui avait de toute façon déjà tout perdu. J’ais senti que la colère ouverte de l’homme, qui osait s’exprimer devant une caméra, constituait le signe que nous étions au delà d’une certaine limite.  Nous étions loin de penser pourtant que sous peu cette colère aurait une tribune. Loin d’imaginer que quelques mois plus tard les gars monteraient en première ligne sur la place Tahir. A ce moment là, on verrait des hommes  aux visages noirs hurler contre ceux qui les avaient affamés. » (P. 30-1)
  • « Jusque-là, il s’agissait finement d’accompagner deux Occidentaux dans leurs déplacements, et le flirt qu’il entretenait avec nous faisait peut-être partie des services qu’il pouvait offrir dans le cadre de son travail. » (P. 51)
  • « A ce moment, la silhouette du jeune homme s’écroule à quelques mètre. Son corps est piétiné, son portable emporté. Sa vie s’achève devant moi. Il y a quelques minutes c’était un inconnu. Le temps de devenir un mort instantané, je l’aurai connu et d’une certaine façon j’aurai été son dernier témoin. » (P. 60)
  • « Je me souviens que nous avons vu, de loin, deux groupes de miliciens s’invectiver aux extrémités d’une rue, chacun prenant l’autre pour une bande de pillards potentiels, avant de se reconnaître et de renoncer à s’égorger. » (P. 63)
  • « Nous ne le savions pas encore, mais c’est ce jour-là que des hommes payés pour attaquer la foule ont déboulé sur la place et que le pouvoir a tenté de reprendre la main. » (P. 72)
  • « Les gens qui sont morts en martyrs représentent beaucoup d’argent. […] Apparemment, il y a tout un trafic de corps en ce moment, le martyr se monnaie cher, crois-moi »(P. 111)
  • « Car ce qui m’a surpris en revenant au Caire, c’est que l’essentiel n’avait pas changé. » (P. 115)
  • « Alors peux-tu m’expliquer Mahmoud pourquoi vous appelez ça une révolution si rien dans les esprits ne change. » (P. 124)
  • « Ces visites aux familles constituaient avant tout une approche des vivants, les morts avaient trop souvent le sourire figé des photos de circonstance pour qu’au fond ils me touchent vraiment. » (P. 148)
  • « J’ai pu constater que les habitudes n’avaient pas changé car le serveur est allé déverser un tombereau d’ordures sous la carcasse d’une éternelle voiture immobilisée et complètement rouillée. Il a poussé les ordures avec un balai jusqu’à ce que le tout ait disparu comme par magie. Ainsi allait la vie dans cette ville. On mettait quatre cuillerées de sucre dans son thé. On poussait les mauvaises pensées là où elles ne pourraient pas disparaître et où pourtant elles disparaissaient et on continuait à savourer la fumée des narguilés. » (P. 198)

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