
« La fête au Bouc » nous permet de découvrir ce régime sans partage, les exactions commises par ses militaires, jusqu’à la fin de ce dictateur qui tombera sous les balles de quatre hommes déterminés.
Ce livre est construit sous la forme de tiroirs, non chronologiques, articulés autour de trois personnages ou groupes de personnages :
- Urania avocate d’affaires américaine revient dans l’île en 1996 pour veiller son père, qui fut longtemps l’un des hauts dignitaires du pays. Sénateur, ne pouvant plus parler à la suite d’un AVC, il a été subitement écarté de ses fonctions par Trujillo . Sa fille conserve à l’égard des deux homme une rancœur certaine….pourquoi ?
- Quatre hommes déterminés à tuer Trujillo, qu’il attendent au bord de la route, pour cribler de balles sa voiture
- Trujillo enfin, « Bienfaiteur et Père de la Nouvelle Patrie », toujours tiré à quatre épingles, dans des costumes impeccables. Il a soixante neuf ans, et sa prostate lui joue des tours à la suite d’une coucherie avec une fille très maigre. « Il pouvait dominer les hommes, mettre trois millions de dominicains à genoux, mais pas contrôler son sphincter ». Alors à tout moment son beau pantalon est souillé….Il dirige le pays d’une main de fer, écartant ceux qui le gênent. Il s’appuie sur des « caliés » miliciens para-militaires du régime dans leurs Volkswagen coccinelles noires dirigés par Johnny Abbes Garcia. Caliés qui torturent, et exécutent les opposants qui disparaissent dans le ventre des requins. Ailleurs on les aurait appelés « Tontons macoutes ». Il ne faut pas non plus oublier les membres de sa famille, qui détournent les fonds publics, les placent à l’étranger, au cas où, et possèdent un grand nombre d’entreprises… D’autres personnages tout aussi répugnants et serviles aident Trujillo à se maintenir au pouvoir, tout en s’enrichissant honteusement eux aussi et en s’arrangeant pour donner un caractère légal aux turpitudes du régime…Seuls quelques ecclésiastiques américains osent s’opposer à lui. L’Eglise le soutenait, elle lui tourne le dos maintenant. « Ces curés n’ont pas assez de couilles pour fabriquer des bombes. Leur arme c’est le sermon, tout au plus. »
Tout ce beau monde vit dans une république qui n’a de république que le nom, République dirigée par un Président fantoche Balaguer
Une fois qu’on ouvre ce livre – imposant : 600 pages – on n’arrive plus à le lâcher. Et très vite on reconstitue la chronologie des scènes, les liens entre les personnages…Jusqu’aux dernières pages qui nous apporteront une (demi) surprise.
En nous faisant partager la vie de ces personnes, Mari Vargas Llosa, nos permet de plonger au cœur de l’un ces systèmes dictatoriaux qui ont fleuri au cours des années 60 en Amérique du Sud, qui ont assassiné, parfois avec l’aide directe ou indirecte du grand voisin les États-Unis, souvent responsable ou associé.
Une fois le dictateur mort, ceux qui l’avaient accompagné pendant trente ans, ont tout fait pour retrouver une légitimité, une virginité, en le tuant une deuxième fois…bassesses de la politique
Un livre très documenté, utile pour comprendre
Quelques extraits
« Ce n’est que lorsque les soutanes auront peur, qu’elles cesseront de conspirer. » (P. 37)
« Lettres, mémoires, messes, neuvaines, sermons….Tout ce que la canaille ensoutanée faisait et disait contre lui retentissait à l’extérieur, et les journaux, les radios, les télés évoquaient la chute imminente de Trujillo maintenant que «l’Eglise lui a tourné le dos» » (P. 41)
« Quel bonheur maintenant de donner libre cours à sa rage, quand il n’y avait là aucun risque pour l’État quand il pouvait régler leur compte aux rats, crapauds, hyènes et vipères. Le ventre des requins était témoin qu’il ne s’était pas privé de ce plaisir. » (P. 43)
« Pour qu’un gouvernement dure trente ans, il faut bien qu’un Johnny Abbes metre les mains dans la merde. Et le corps et la tête si nécessaire. Qu’il se brûle. Qu’il concentre toute la haine des ennemis et parfois des amis. Le Chef le sait et c’est pour cela qu’il l’a à ses côtés. » (P. 65)
« Parce que, cela semble incroyable, mais pour tuer il faut plus de couilles que pour mourir. » (P. 73)
« Ma main ne tremble pas quand je dois tuer. […] Gouverner ça exige, parfois de se tacher de sang. Pour ce pays, j’ai dû le faire bien des fois. Mais je suis un homme d’honneur. Les hommes loyaux, je leur rend justice, je ne les fais pas tuer. »(P. 142)
« C’était peut-être vrai qu’en raison des désastreux gouvernements qui avaient suivi, beaucoup de Dominicains avaient maintenant la nostalgie de Trujillo. En oubliant les abus, les assassinats, la corruption, l’espionnage, l’isolement, la peur : l’horreur devenue un mythe. «Tout le monde avait du travail et il n’y avait pas toute cette criminalité.» » (P. 152)
« Faut-il que je te l’explique, pour la centième fois? Si ces entreprises n’appartenaient pas à la famille Trujillo, ces postes de travail n’existeraient pas. Et la République dominicaine serait le petit pays africain qu’elle était quand je l’ai prise sur mes épaules. » (P. 183-4)
« Avoir une relation de parrainage avec un paysan, un ouvrier, un artisan, un commerçant, c’était s’assurer la loyauté de ce pauvre homme, de cette pauvre femme, qu’après le baptême il embrassait en leur offrant deux mille pesos. Deux mille dans les années fastes. Au fur et à mesure que la liste des filleuls passait à vingt, cinquante, cent, deux cents par semaine, les cadeaux […] s’étaient réduits à mille cinq cents, à mille, à cinq cents, à deux cents, à cent pesos par filleul. Maintenant l’Ordure Incarnée insistait pour suspendre les baptêmes collectifs, ou pour que le cadeau soit symbolique, un biscuit ou dix pesos par filleul, jusqu’à la fin des sanctions. Maudits Yankees ! » (P. 197)
« Tomber en disgrâce est une maladie contagieuse. » (P. 322)
« Dieu et Trujillo : voilà donc en synthèse l’explication, d’abord de la survie du pays , et ensuite de l’actuelle prospérité de la vie dominicaine. » (P. 344)
Mon opinion sur les intellectuels et hommes de lettres a toujours été mauvaise. Dans l’échelle des valeurs, par ordre de mérite, je place en premier lieu les militaires. Hommes de devoir, ils intriguent peu, ils ne font pas perdre de temps. Ensuite les paysans. Dans les campagnes et les chaumières, dans les exploitations sucrières, on trouve des gens sains, travailleurs et qui honorent ce pays. Ensuite les fonctionnaires, les chefs d’entreprise; les commerciaux. Quant aux gens de lettres et aux intellectuels, je les place en dernier. Après les curés même. […] Un ramassis de canailles. Ceux qui ont reçu le plus de faveurs et ceux qui ont fait plus de mal au régime qui les a nourris, habillés et comblés d’honneurs. » (P. 346)
« Mais depuis déjà des années, je suis parvenu à cette conclusion : il n’y a pas d’alternative. Il est nécessaire de croire. Il n’est pas possible d’être athée. Pas dans un monde comme le nôtre. Non, si l’on a la vocation du service public et qu’on fait de la politique. »(P. 353)
« Le chef n’accepte pas de défaillances ni de faiblesses. Il veut que nous soyons tous comme lui. Infatigables, des rocs, des hommes de fer. » (P. 398)
« Le pays touchait le fond, mis en quarantaine par les excès d’un régime qui, bien qu’ayant rendu dans le passé des services signalés, avait dégénéré en une tyrannie qui soulevait la répulsion universelle. » (P. 477)