
Son père était le frère du chef du village, et sa mère eut 11 enfants dont deux ont été enlevés, sans compter ceux qui sont morts dans l’enfance…banalité de l’Afrique, dans laquelle des hommes, des tribus gagnent de l’argent en enlevant les gamins et en les vendant comme esclaves. Non pas des esclaves qui partiront vers l’Amérique, mais des esclaves destinés à des maîtres africains, au Soudan, en Egypte….En effet, ce sont des africains qui furent responsables au XIXème siècle de la déportation, de l’esclavage d’autres africains…un fait culturel que Véronique Olmi nous rappelle..L’esclavage n’a pu exister que parce que des Africains l’organisaient.

Alors la gamine marchera, sera exposée, vendue, revendue, battue, scarifiée avec 114 balafres sur le corps, violée (viol raconté avec retenue et pudeur)..sera, lors des ventes sur des marchés, brutalement séparée des autres gamines auxquelles elle s’était attachée pendant la marche…passera de maître en maître… verra ses amies mourir sous les coups, et d’autres esclaves crucifiés. Des coups et des brimades pour remplacer d’autres coups, d’autres brimades…« Son corps est la propriété exclusive des maîtres, son cœur est pétrifié, et son âme ne sait plus où vivre » Elle sera même achetée par un consul italien, qui l’offrira à sa femme…. Ce sera la chance de la gamine…faire partie des bagages du couple lors du retour de la famille vers l’Italie.
C’est le début d’une seconde vie…religieuse catholique humble et effacée, elle sauvera des enfants, et bien que de rare noire dans l’Italie fasciste, elle rencontrera Mussolini. Toute sa vie elle connaîtra ceux qui ne souhaitent pas la toucher de peur de noircir leur peau blanche…même certains hommes d’Église y allèrent de leurs couplets racistes : « un prêtre l’a surnommée en ricanant « la mouche de Jésus », car elle était à la sacristie, noire et affairée, noire et bourdonnante, comme une mouche. Elle est un insecte et peut-être moins qu’un insecte ».
Veronique Olmi nous propose un roman bouleversant de cruauté et de réalisme, un roman inspiré de la vie réelle d’une femme africaine qui devint religieuse. Après presque 20 ans d’esclavage, Bakhita restera 53 ans dans les ordres, s’occupera sans jamais rechigner de toutes les tâches qui lui seront confiées, accompagnera des enfants orphelins, dont elle connaissait les souffrances morales….

Elle fut canonisée en 2000 par le pape Jean-Paul II.
Je ne suis pas très attiré par la vie des saints, mais j’ai pris un grand plaisir à cette lecture, le plaisir d’être bousculé, indigné et écœuré par la violence des conditions de vie de ces esclaves, bêtes de somme sans âme et dénués de sentiments aux yeux de leurs maîtres, noirs racistes à l’égard d’autres noirs, d’une part, et européens bien pensants, d’autre part, représentants légaux de leur pays, allant sans doute à la messe chaque dimanche et achetant des gamines pour leurs épouses, des européens prêts à aller, une fois revenus en Europe, jusque au procès pour conserver leur bien. L’écriture de Véronique Olmi, que j’ai découverte avec cet ouvrage, nous fait percevoir le choc qu’elle eut, en visitant une église et en découvrant l’existence de Bakhita.
Lire « Bakhita », la chanceuse c’est découvrir toute une époque, tout un aspect de la vie d’un continent, l’Afrique du XIXème siècle, toute une culture, et découvrir, pour ceux qui l’ignoreraient encore que l’esclavage qui toucha les africains y compris ceux déportés en Amérique était un fait culturel, solidement ancré dans certains pays de ce vaste continent.
C’est aussi lire un livre sur la force des femmes, leur résistance face à l’oppression.
Une claque !
Qui est Véronique Olmi
Quelques lignes
- « Cet après-midi-là les ravisseurs étaient arrivés au galop, avec le feu, les fusils, les chaînes, les fourches et les chevaux, et ils ont pris tout ce qu’ils pouvaient. Les jeunes surtout. Les garçons pour les armées, les filles pour le plaisir et la domesticité. Ils ont fait vite, ils ont l’habitude. Ils connaissaient le village, renseignés par des collaborateurs qui leur avaient indiqué le chemin, et qui étaient peut-être du village voisin. Ils savaient ce qu’ils trouveraient. » (P. 21)
- « Certains esclaves ont été achetés, d’autres sont morts, et la caravane a été suivie tout le long de sa marche par les hyènes et les vautours qui attendaient que les esclaves les nourrissent. Les malades que les gardiens détachaient et qui agonisaient face au ciel. Ceux qui ne respiraient plus et, subitement, tombaient. Ceux qui suppliaient et que les gardiens assommaient d’un coup de bâton puis laissaient là. La piste de la caravane est marquée de squelettes brisés comme des fagots de bois, nettoyés et blancs. Bakhita a fait connaissance avec une mort sans rites ni sépulture, une mort au-delà de la mort, ce ne sont pas des hommes qui meurent, c’est un système qui vit. Elle a eu peur du cri des hyènes et du vol lourd des vautours, elle ignore que sur d’autres pistes, celles des grandes caravanes, ces animaux, trop rassasiés, ne se déplacent plus. Les esclaves meurent et demeurent dans le grand silence de pistes semblables à des charniers. » (P. 46)
« Le départ de Binah est une séparation qui ravive les autres séparations, certains esclaves, pour éviter cette souffrance, choisissent de ne jamais aimer, oublient un cœur qui ne sert qu’à souffrir. Bakhita parle aux poules, aux chiens, aux merles, aux dernières étoiles qui s’effacent dans la nouveauté du jour, parle au bois qu’elle ramasse, à l’eau, au vent, elle demande s’il est possible que la lune se souvienne de son nom, et il lui semble que le dernier lieu paisible, le seul abri est là, dans cet instant où la nuit disparaît pour céder la place au jour. » (P. 130)
« Un esclave inutile et un esclave qu’on nourrit pour rien. Et dont on se débarrasse. » (P. 141-2)
- « Elles sont gênées de leur propre dégoût, elles s’en confessent mais rien n’y fait, elles ont peur et elles aimeraient mieux que cette épreuve-là, vivre aux côtés de la Noire, ne leur ait pas été envoyée. Bakhita demeure noire sous l’uniforme, comme un défaut impardonnable, un péché sans rémission. » (P. 337)
- « Il fallait apprendre aux enfants qu’ils étaient supérieurs aux Noirs et racialement différents des juifs, et le ministre de l’Éducation nationale affirmait le caractère « éminemment spirituel » de l’antisémitisme fasciste. Journaux et magazines relayaient le message en publiant des caricatures et des articles satiriques, les couvertures du magazine La Difesa della razza les montraient ensemble, juifs et nègres, ligués contre l’Italie, des photos de négresses aux seins nus, de juifs au nez crochu embusqués derrière un bébé blanc faisant le salut romain, une statue romaine entachée d’une empreinte noire sur laquelle était apposée l’étoile de David, et bien d’autres encore, la femme nègre et l’homme juif toujours de mèche, et tandis que l’on envoyait des missionnaires en Éthiopie, on excluait les juifs des universités, des écoles, de la plupart des professions et de l’espace public. » (P. 443)
Et bien voilà un billet qui fait envie ! Ce titre me fait de l’œil depuis que j’ai entendu son auteure -que je ne connais pas- en parler dans La grande Librairie… c’est un titre qui a l’air à la fois édifiant et bouleversant.
Merci pour cet avis; Je vous souhaite une bonne lecture.