« L’art de perdre » – Alice Zeniter

L'Art de perdrePour Ali et ses frères leur vie simple débuta comme un « conte de fées ». L’oued en crue, dans lequel il se baignaient, charriait les eaux de la fonte des neiges…et dans celles-ci un pressoir qui aurait pu les percuter. Un rocher l’arrêta. « Alors ils sortirent le pressoir de l’eau, le remirent en état et l’installèrent dans leur jardin. Peu importait désormais que leurs maigres terres fussent stériles car les autres venaient à eux avec les olives de leurs arpents et eux en faisaient de l’huile. Bientôt, ils furent suffisamment riches pour acheter leurs propres parcelles. »

Dans les années 50 les premiers mouvement de rébellion commencèrent à secouer l’Algérie, à diviser les Algériens. Certains voulurent chasser les Français. Ali quant à lui, percevait sa pension d’ancien combattant , il s’était en effet battu pour la France et ses alliés, contre le nazis, au Monte Cassino. Riche car propriétaire terrien d’une part, et percevant de l’argent de la France d’autre part, il est jalousé puis devint suspect, et menacé, et n’eut d’autre choix pour sauver sa peau et celle des siens de partir vers la France, après avoir fermé à clé les hangars, en emportant quelques valises…comme ces milliers d’autres qui espéraient au fond d’eux mêmes pouvoir revenir un jour. Des clés gardées précieusement comme celles du paradis vers lequel on espérait revenir.
De l’autre coté de la Méditerranée il devinrent les harkis, les arabes, les bicots, les crouilles…! et furent accueillis dans des camps de toile qui avaient déjà accueilli d’autres réfugiés de la guerre d’Espagne.. 
Leurs descendants sont souvent assimilés, comme Naïma. D’autres le sont moins, leurs cheveux crépus, leur teint mat, les désignent encore comme « les arabes », même s’ils étaient kabyles comme Ali et ses enfants, surtout au lendemain des attentas de Charlie Hebdo…pourtant c’était il y a trois générations. 
Trois générations dont Alice Zeniter nous fait partager la vie, les espoirs, les peines, les difficultés. Ces hommes et femmes ont connu ces camps de toile, les appartements surpeuplés des HLM dans lesquels les gamins se cognaient aux meubles, des HLM bien loin du soleil de l’Algérie. Là bas, les hommes travaillaient la terre, leurs familles étaient reconnues…en France, ils durent se contenter des sales boulots dont personne ne voulaient. Les femmes n’avaient aucun contact avec le monde extérieur. A force de volonté et de ténacité certains de leurs descendants purent obtenir des diplômes, et s’intégrer. Naïma est l’une d’elles. Petite fille d’Ali, elle peut difficilement communiquer avec sa grand-mère…elles ne parlent pas la même langue. Son père Hamid, quant à lui, ne lui a jamais parlé de son Algérie, de l’Algérie, qu’elle ne connaît pas. Naïma est aujourd’hui une jeune femme sans passé, sans racine, heurtée par l’actualité de la violence des attentats, incapable de parler et de comprendre l’algérien ou le kabyle. 
Ali, Hamid ne sont pas de personnages de roman, ils ont tous existé. Chacun de nous a rencontré, selon son âge, ces harkis arrivant en France, j’avais 12 ans à l’époque. Ils étaient affectés au débroussaillage. Leurs enfants étaient sur les bancs de nos écoles, à mes côtés, souvent au fond, maitrisant mal le français. On ne les comprenait pas toujours du fait de leur accent, certains s’en moquaient. Cette langue obstacle majeur à un rapprochement.
70 ans d’histoire de ces harkis et de leurs descendants, 70 ans d’histoire indissociables de l’Histoire de France, de son actualité, 70 ans dans lesquels chacun de retrouvera une partie de son enfance, une partie de son histoire, même si l’on n’est pas d’origine algérienne. 70 ans de relations difficiles, 70 ans qui font aujourd’hui encore une partie de notre actualité. 70 ans de méfiance réciproque 

Un mal-être de part et d’autre qui perdure encore. Et qui m’a mis mal à l’aise, je le suis encore… sans doute parce qu’Alice Zeniter met le doigt sur l’ensemble des facteurs qui firent que de part et d’autre, cette intégration ne fut pas exemplaire. 

Des erreurs partagées qui font que les relations toujours tendues entre l’Algérie et la France, interdisent la retour au pays des rares survivants et compromettent même les déplacements de leurs descendants qui tenteraient de retrouver pour un temps leur racines.
Aujourd’hui, ce sont des attentats, commis au nom de l’Islam qui entraînent une « haine de toute peau bronzée, barbe, et chèche qui entraîne à son tour des débordements et des violences. »
3 générations qui ne connurent pas le conte de fées espéré.
Combien de temps faudra-il encore patienter ? Mais est-ce possible?

Editions Flammarion – 2017 – 506 pages


Mieux connaître Alice Zeniter 


Quelques lignes
  • « Tuer une femme, c’est grave. Il existe un code ancestral qui veut que l’on ne fasse la guerre que pour protéger sa demeure – c’est-à-dire la femme qui s’y trouve, dont la maison est le royaume, le sanctuaire – du monde extérieur. L’honneur d’un homme se mesure à sa capacité à tenir les autres à l’écart de sa maison et de sa femme. La guerre, en d’autres termes, se fait uniquement pour éviter que la guerre ne passe la porte du chez-soi. La guerre se fait entre les forts, les actifs, les sujets : les hommes, uniquement les hommes. Combien de fois se sont-ils plaints des insultes que leur faisaient les Français, parfois involontairement, en entrant chez un Kabyle sans y être invité, en parlant à son épouse, en lui confiant des messages à transmettre qui traitaient d’affaires, de politique ou de questions militaires – tous domaines qui ne peuvent que salir la femme et la traîner symboliquement hors de la maison ? Pourquoi le FLN commet-il les mêmes affronts ? Bien sûr, ils peuvent admettre que, dans la précipitation, des erreurs se produisent mais se déclarer publiquement par des attentats qui coûtent leur vie aux faibles, c’est de mauvais augure. » (P. 43)
  • « Le camp Joffre – appelé aussi camp de Rivesaltes – où, après les longs jours d’un voyage sans sommeil, arrivent Ali, Yema et leurs trois enfants est un enclos plein de fantômes : ceux des républicains espagnols qui ont fui Franco pour se retrouver parqués ici, ceux des Juifs et des Tziganes que Vichy a raflés dans la zone libre, ceux de quelques prisonniers de guerre d’origine diverse que la dysenterie ou le typhus ont fauchés loin de la ligne de front. C’est, depuis sa création trente ans plus tôt, un lieu où l’on enferme ceux dont on ne sait que faire en attendant, officiellement, de trouver une solution, en espérant, officieusement, pouvoir les oublier jusqu’à ce qu’ils disparaissent d’eux-mêmes. C’est un lieu pour les hommes qui n’ont pas d’Histoire car aucune des nations qui pourraient leur en offrir une ne veut les y intégrer. Ou bien un lieu pour ceux auxquels deux Histoires prêtent des statuts contradictoires comme c’est le cas des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qu’on y accueille à partir de l’été 1962. » (P. 165)
  • « Comment apprendre quoi que ce soit à des enfants dont on ignore tout ? On doute de leurs facultés intellectuelles. On doute de leur capacité d’adaptation. On doute de leur honnêteté. Les instituteurs paraissent moins enseigner que mener une expérience de première approche avec une espèce jusqu’ici inconnue d’extraterrestres. Les cours débutent comme à tâtons. » (P. 195)
  • « Les têtes pensantes d’Al-Qaïda ou de Daech ont appris des combats du passé et elles savent pertinemment qu’en tuant au nom de l’islam, elles provoquent une haine de l’islam, et au-delà de celle-ci une haine de toute peau bronzée, barbe, et chèche qui entraîne à son tour des débordements et des violences. Ce n’est pas, comme le croit Naïma, un dommage collatéral, c’est précisément ce qu’ils veulent : que la situation devienne intenable pour tous les basanés d’Europe et que ceux-ci soient obligés de les rejoindre. » (P. 377)
    « La maladie, finalement, est un risque comme un autre. C’est une des choses qui le forcent à aimer le fait d’être vivant. Et quand la mort arrivera, il aura suffisamment joué avec elle pour qu’elle ait le droit de venir le prendre une bonne fois pour toutes. Il en a conscience : elle doit être frustrée vu comme il a dansé avec elle pour toujours finir par s’enfuir. »(P. 393)

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