
Alors pourquoi pas une plongée dans ce New-York, et dans Harlem des années 14 ? Une plongée comme le promet la 4ème de couverture dans la prohibition, et dans cette Amérique du début du siècle. D’autant plus passionnante si on connaît le New-York d’aujourd’hui, sa vie trépidante, ses voitures, ses grandes avenues…
Ira, jeune gamin héros du livre, vit dans une famille pauvre, dans des immeubles assez sordides. Son père effectue chaque matin des livraisons de lait avec un cheval pour lequel il loue une écurie à Manhattan. Toute la famille loge à Harlem, quartier d’Irlandais. Là, Ira est le « maudit Juif », qu’on raille. « C’est plein de sales goyim d’Irlandais. Ils me traitent tout le temps de sale Juif, et ils cherchent sans arrêt la bagarre. »
Henri dépeint ces différentes communautés qui habitent New-York, chacune dans son quartier, celle des juifs au langage si particulier inspiré de l’allemand, (heureusement qu’un glossaire figure en fin d’ouvrage), mais aussi les communautés irlandaises et celle des Noirs. Communautés qui se rejettent, se haïssent.
La Première Guerre mondiale passera par là, les Noirs en reviendront avec une forte volonté de reconnaissance.
Si le père est un peu le raté de la famille, multipliant les projets foireux, il n’en est pas de même de l’oncle d’Ira, Oncle Gabe, devenu membre éminent du parti républicain, ce qui lui ouvre des portes pour pistonner sa famille et l’aider dans ses projets. Et le père d’Ira n’en manque pas. Il se relève de chaque échec, grâce à un nouveau projet…Ira ne l’admire pas…Bien au contraire.
Alors le gamin s’évade de sa condition, voyage grâce à la lecture, « Mais lire, ah ! c’était le gros problème; il passait trop de temps dans les livres, au détriment du reste. »… Il leur demandait de lui faire oublier quelle était sa condition de gamin juif, fils de paumé, condition qu’il vit mal, de lui ouvrir de nouveaux horizons. De bien belles pages sur les vertus de la lecture.
Une construction parfois déroutante. On perçoit derrière le gamin Ira, toute la nostalgie de l’auteur pour son enfance. Mais Henri Roth parle aussi de lui, adulte, à Ecclessias, son ordinateur, sur lequel il écrit. Le mélange des époques est parfois dérangeant.
Le gamin est attachant, le voyage dans l’histoire et dans ce New-York des années 15- 20 et plus, est dépaysant et passionnant.
Éditions de l’Olivier – 1994 – 390 pages
Quelques mots sur Henry Roth
Quelques extraits
- « Le base-ball. Là où il était le plus mauvais : un empoté, un manche, incapable d’attraper, incapable de frapper, incapable de courir. Il était toujours le dernier qu’on choisissait au moment de la composition des équipes -que ce soit au base-ball, au hand-ball ou à la pelote- celui qu’on prenait en ultime ressort quand il manquait un joueur. » (P. 76-7)
- « C’est comme ça avec les Juifs : quand deux rois se font la guerre et que l’un des deux punit les Juifs de l’autre, l’autre dit : »Puisque tu punis mes Juifs, je vais punir les tiens. » (P. 111)
- « Le soldat yiddish a un lourd fardeau à porter, reprit-il. Il a deux commandants: sa mère et son colonel. Heureusement qu’il est dispensé de la Torah, sinon Dieu sait comment il ferait. » (P. 171)
- « Je n’ai pas besoin de t’apprendre que ton peuple a déjà la vie assez difficile sur cette terre sans que tu aies besoin d’aggraver les choses. » (P. 189)
« Ira pleura un nombre incalculable de fois. Et il se désola quand il vit approcher le moment où il lui faudrait se séparer de Jean Valjean – à la fin du livre qu’il gardait sous son lit, dans sa petite chambre sombre, et avec lequel il se réveillait le samedi et le dimanche, tel un précieux cadeau qui l’attendait. Il fit durer le plaisir, relut, rêva. Des centaines de mots nouveaux se dissimulaient au détour des phrases, des mots inconnus parmi les centaines de pages du récit, et qui ne présentaient pourtant aucun obstacle à la compréhension. Il ne possédait pas de dictionnaire – l’idée d’en avoir un ne lui était même jamais venue à l’esprit. Il n’en avait pratiquement pas besoin. Il lui semblait que ses sentiments seuls le guidaient à travers le contexte, et, une fois deviné le sens des mots, ceux-ci paraissaient ensuite se loger dans son esprit et y demeurer pour qu’il puisse en admirer à satiété le lustre et la résonance.Au petit bonheur, après Huckleberry Finn et L’Appel de la Forêt, il goûta avec voracité, et au hasard de ses fantaisies, des livres qui allaient du Loup des Mers à Lorna Doone, en passant par Les Cavaliers de la Sauge Pourpre, Les Trois Mousquetaires, Le Prisonnier de Zenda, Notre-Dame de Paris, Le Comte de Monte-Cristo, les contes fantastiques de Poe, et puis She de H. Rider Haggard, Ben Hur de Lew Wallace, et … chose étrange : dans le monde des textes imprimés, le monde qui se situait entre les pages de couverture d’un livre, le monde des histoires « vraies », comme auparavant dans celui des mythes, il s’imaginait être chrétien, ainsi que l’étaient les héros des livres – sauf Ben Hur, un Juif romain ou un Romain juif, peu importe. Ira s’imaginait donc être chrétien. Que pouvait-il faire d’autre alors qu’il aimait et estimait le héros ? Tout ce qu’il demandait à un livre, c’est de ne pas trop lui rappeler qu’il était juif ; plus un livre l’impressionnait, plus il priait pour qu’on oublie les Juifs. » (P. 208)