« Là où les chiens aboient par la queue » – Estelle-Sarah Bulle

Là où les chiens aboient par la queueMorne-Galant en Guadeloupe…vous connaissez ? 
C’était un coin paumé, en ces années 40, « Morne-Galant n’est nulle part, autant dire une matrice dont je me suis sortie comme le veau s’extirpe de sa mère : pattes en avant, prêt à mourir pour s’arracher aux flancs qui le retiennent. »
Une toute première phrase pleine de promesses, d’images, de langage fleuri, d’humour…une première phrase qui dit tout.
La suite est au diapason. 
Apollone est l’aînée de cette famille, mais tous l’appellent Antoine, son « nom de savane », choisi pour embrouiller les mauvais esprits.

Au début de l’histoire familiale il y eut Hilaire Ezechiel, un paysan Noir, un descendant d’esclaves. Roublard, il a su gagner le cœur d’Eulalie, la grand-mère de la narratrice, une béké, née dans une famille de descendants de grands propriétaires blancs d’avant l’abolition de l’esclavage. Des békés d’origine bretonne qui ne voyaient pas ce mariage d’un bon œil…mais Apollone était déjà dans le ventre d’Eulalie…Eulalie, dont les frères avaient pourtant tout fait pour empêcher le mariage.
Hilaire quant à lui est agriculteur, et gagne les faveurs de tous en distribuant l’argent de son épouse. 
Ensemble ils ont eu trois enfants. Outre Apolone-Antoine, il y eut Lucinde et Petit-frère. C’est la fille de ce dernier qui est la narratrice… peut-être qu’elle en partie aussi Estelle-Sarah Bulle. Qui sait ?
Chacun d’eux suivit sa propre route, Antoine, femme de caractère, devint commerçante, Lucinde fut couturière, et Petit frère eut un parcours plus haché, d’électricien, de militaire…En nous contant ces vies, Estelle-Sarah Bulle nous présente la vie en Guadeloupe, les paysages, les plages, mais aussi la destruction de ce passé et de ces coutumes, ces paysages défigurés au profit de promoteurs construisant des marinas, des immeubles toujours plus hauts, toujours plus grands pour accueillir des touristes. 
La Guadeloupe est un département français, mais c’est pas tout à fait la France…nombreux sont ceux qui rêvent de partir travailler en France, où ils espèrent trouver d’autres conditions de vie, et de logement…mais une France dans laquelle, malheureusement, ils devront affronter parfois des comportements racistes, et être logés dans des HLM minables. 
C’est une partie de l’histoire, de la grande Histoire de France qui nous est contée, l’histoire de la politique française sur ces générations, celle de l’incompétence et des magouilles politiques sur l’île, celle aussi de ces promoteurs venant faire du fric en détruisant la beauté cette île ! C’est également celle de ces français qui quittent l’île pour la métropole dans laquelle ils ne seront parfois plus tout à fait considérés comme des français à part entière. C’est enfin l’histoire de ces révoltes de jeunes au chômage dans l’île, réprimées par la police…Des guadeloupéens un peu comme ces veaux de la première phrase du livre : « …prêt à mourir pour s’arracher aux flancs qui le retiennent »
Que ce soit la vie sur l’île, ou la vie suite à l’exil, il n’était pas facile d’être guadeloupéen au cours  des années 40 à 70. La France du Général, de la guerre d’Algérie, et après.
Une écriture imagée, mêlant parfois le français et des expressions ou tournures de phrases guadeloupéennes, rendant la lecture plaisante et vivante. Le lecteur peut toutefois être un peu perdu au début, par l’alternance des chapitres mêlant les lieux, les époques et les personnages. Progressivement il créera les liens entre eux.
Au final, j’espère que tous éprouveront le plaisir qui fut le mien
Éditions Liana Levi – 2018 – 283 pages

Présentation d’Estelle-Sarah Bulle


Quelques lignes
  • « Encore aujourd’hui, les Guadeloupéens disent de Morne-Galant : « Cé la chyen ka japé pa ké. » Je te le traduis puisque ton père ne t’a jamais parlé créole : « C’est là où les chiens aboient par la queue. » » (P. 10)
  • « Le parler créole qu’on nous ordonnait de détester était si savoureux que les adultes s’en servaient abondamment pour se raconter des histoires. Il fallait respecter le gros curé blanc de notre paroisse, baisser les yeux devant lui, mais tout le monde savait qu’il avait mis enceinte plus d’une jeune Négresse. » (P. 50)
  • « 1974 : mon père a trente et un ans. Il promène ma poussette dans la ville du futur, le long de la voie qui deviendra l’avenue du Général-Billotte. Ce gaulliste, maire de 1965 à 1977, a rêvé la modernité de Créteil tout en étant au même moment ministre de ce que l’on appelait les DOM-TOM. Billotte disait vouloir construire une ville à l’heure des « hommes qui marchent et dansent sur la lune », pour des enfants qui apprendraient à être « propres et français ». Orgueil et optimisme de la France dans ces années-là, paternalisme bien ancré vis-à-vis d’un arc-en-ciel de populations, qu’il s’agisse des étrangers, des pauvres ou, concernant les Antillais, que le ministre connaissait bien, des immigrés de l’intérieur. » (P. 86)
  • « La vie était vraiment plus belle qu’aujourd’hui. Ça s’est gâté après les Trente Glorieuses. Je dirais qu’en métropole, nous sommes devenus noirs vers 1980, à partir du moment où avoir du boulot n’est plus allé de soi. Avant ça, le plein-emploi et la jeunesse soudaient les gens, ceux qui n’avaient pas grand-chose, dans une même vigueur et des rêves communs. Bien sûr que le racisme existait, mais pas suffisamment pour gâcher la fête. Notre plus grande difficulté, c’était de trouver un logement à louer. Là oui, les préjugés jouaient à plein. Je connais des familles qui ont passé plusieurs années à l’hôtel. Mais dans l’ensemble, en ces années soixante, nous nous fondions dans la masse. » (P. 244)
  • « Noirs, Blancs, Indiens, Chinois, Syriens, nous nous savions tous liés, entremêlés, mais nous avions honte de cette créolité qui était pourtant la seule réalité, la seule histoire de l’île. La métropole devenait une planche de salut : là-bas, la vie serait plus facile, là-bas, l’égalité serait réelle. Là-bas, on pouvait devenir fonctionnaire et être assuré d’avoir un toit en dur au-dessus de la tête. » (P. 251)

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