« Frère d’âme » – David Diop

Frère d’âmeIls sont morts en silence, hachés par la mitraille, toujours en première ligne, chair à canon pas chère en larmes…
« ILS » …ce sont ces tirailleurs sénégalais dont on parle assez peu dans la littérature sur la Première Guerre Mondiale….Petite précision de ma part, on parle toujours des « tirailleurs sénégalais », mais en fait ces combattants furent arrachés à tous les pays africains de la France coloniale. Il est nécessaire de le rappeler. Il fallait David Diop , auteur qui vécut au Sénégal pour en parler un peu plus…
Pour nous émouvoir de leur sort, de leur vie.
Ce roman hallucinatoire ne peut laisser indifférent. Il a au moins le mérite de donner la voix à ces milliers d’anonymes noirs, venus de différentes tribus mourir dans les tranchées. Ils sortaient de la tranchée en criant, pour faire peur à l’ennemi…dit-on.

« Frère d’âme » est leur dernier cri et pas le moindre.
Alfa Ndiaye, est un de ces tirailleurs né dans le village de Gandiol près de Saint-Louis du Sénégal. Il a accompagné les derniers instants de son camarade Mademba Diop, son « plus que frère », il l’a tenu dans ses bras, alors que Mademba hurlait afin qu’il l’achève, il lui a remis les tripes en place dans son ventre éclaté et a porté, sur don dos, son corps dans cette tranchée « comme les deux lèvres entrouvertes du sexe d’une femme immense. Une femme ouverte, offerte à la guerre, aux obus et à nous, les soldats. »
Et depuis cette mort Alfa est devenu fou de douleur, tiraillé par cette culpabilité de n’avoir pas eu le courage d’abréger les souffrances de son ami, fou au point de vouloir faire payer à tous les Allemands le crime de ce soldat sournois qui éventra son presque frère …La rumeur dit (mais pas le roman) que certains de ces tirailleurs portaient en collier les oreilles de leurs victimes. Image tenace dont je n’ai pas trouvé trace. Alfa va, quant à lui, collectionner les mains de ceux qui ont tiré sur lui ou ses camarades.
Quand il en a rapporté une, ça a impressionné ses camarades. Mais à sa septième, ses camarades et gradés le prirent pour un fou, un sorcier qui faisait peur. Il fait peur aussi bien aux soldats ennemis qu’à ses camarades et aux gradés qui leur ordonnent par un coup de sifflet de sortir de la tranchée en hurlant.
Avec ses phrases incantatoires et hallucinantes parfois, avec ses « Par la vérité de Dieu », toujours prononcés par Alfa, David Diop met en scène cette folie que furent ces combats. Il se met dans le crâne de l’un ces soldats s’élevant contre ces ordres d’officiers inhumains, les envoyant à la mort. 
Et donne voix à ces milliers d’anonymes.
Le style est unique, rare. A la fois par des phrases courtes et percutantes, « Par la vérité de Dieu » qui les commence souvent, devient lancinant et obsédant. Les mots pour décrire ce sang et cette violence sont bruts. David Diop manie les phrases courtes et incisives, mais sait aussi être poétique pour partager les souvenirs d’enfance d’Alfa, l’histoire de ses parents, son amour pour Fary. Là, la violence des tranchées cède la place à la beauté des contes et de l’Afrique, au calme de la vie de famille. Des familles auxquelles tous furent arrachés sans espoir, ou presque de les revoir. 
Beau souvenir de lecture et d’Histoire. 
Bel hommage à ces hommes « Frères de larmes »  pour de nombreuses familles ignorées.
Éditions du Seuil – 2018 – 175 pages

Présentation de David Diop


Quelques phrases

  • « Par la vérité de Dieu, si j’étais déjà devenu celui que je suis maintenant, je l’aurais égorgé comme un mouton de sacrifice, par amitié. Mais j’ai pensé à mon vieux père, à ma mère, à la voix intérieure qui ordonne, et je n’ai pas su couper le fil barbelé de ses souffrances. Je n’ai pas été humain avec Mademba, mon plus que frère, mon ami d’enfance. J’ai laissé le devoir dicter mon choix. Je ne lui ai offert que des mauvaises pensées, des pensées commandées par le devoir, des pensées recommandées par le respect des lois humaines, et je n’ai pas été humain. » (P. 13)
  • « Le capitaine Armand leur a dit : « Vous les Chocolats d’Afrique noire, vous êtes naturellement les plus courageux parmi les courageux. La France reconnaissante vous admire. Les journaux ne parlent que de vos exploits ! » Alors ils aiment sortir ventre à terre se faire massacrer de plus belle en hurlant comme des fous furieux, le fusil réglementaire dans la main gauche et le coupe-coupe sauvage dans la main droite. » (P. 23)
  • « À la guerre, quand on a un problème avec un de ses propres soldats, on le fait tuer par les ennemis. C’est plus pratique. » (P. 86)
  • « Pour être aperçue, l’histoire cachée sous l’histoire connue doit se dévoiler un tout petit peu. Si l’histoire cachée se cache trop derrière l’histoire connue, elle reste invisible. L’histoire cachée doit être là sans y être, elle doit se laisser deviner comme un habit moulant couleur jaune safran laisse deviner les belles formes d’une jeune fille. Elle doit transparaître. Quand elle est comprise par ceux à qui elle est destinée, l’histoire cachée derrière l’histoire connue peut changer le cours de leur vie, les pousser à métamorphoser un désir diffus en acte concret. Elle peut les guérir de la maladie de l’hésitation, contre toute attente d’un conteur malintentionné. » (P. 173)

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