« Miss Sarajevo » – Ingrid Thobois

Miss SarajevoJoaquim, jeune photographe de vingt ans arrive dans Sarajevo en guerre…nous sommes en 1993. Terrible période, terribles souvenirs pour les plus anciens. La guerre était à nos portes. Joaquim reste traumatisé par la mort de Viviane, sa petite sœur de 15 ans, qui s’est défenestrée. Ces souvenirs lui reviennent à l’esprit, en boucle. C’est peut-être pour tout cela qu’il se confronte à la mort, dans son métier. 
Depuis Joaquim a une phobie des fenêtres, une peur viscérale, une peur accrue dans cette ville où les snippers prennent plaisir depuis leurs fenêtres à faire des cartons sur toutes les cibles à leur portée.
Aujourd’hui, quelques années plus tard, en 2017 Joaquim se rend aux obsèques de son père….Il ne l’avait pas vu depuis 20 ans. Un père difficile dont il fallait affronter les sautes d’humeur, les coups de tête. Jaoquim est maintenant seul, sans famille proche…courant le monde. Sa mère aussi a disparu, et il n’a jamais connu son jeune frère mort-né…un secret qui est sans doute la cause de ces malaises, de ces incompréhensions familiales.

Allers-retours entre les périodes de la vie de Joaquim, entre ses peurs et ses pleurs, le temps d’un voyage en train vers Rouen. Entre les années. Entre ses souvenirs, ses angoisses, ses pourquoi…Allers retours au sein de ce mal-être familial, qui mine chacun des membres de la famille depuis le plongeon de Viviane. Difficile de communiquer depuis, difficile de s’épanouir…difficile d’être heureux, quand se pose régulièrement la question sans réponse « pourquoi…pourquoi? ». Ah, qu’il est difficile de comprendre un suicide familial! Je ne le souhaite à personne
Beau parallèle entre la vie de cette famille déchirée et celui des habitants de Sarajevo, incompréhensions et non-dits de part et d’autre entre des membres d’une famille, ou d’une communauté.
Non-dits qui minent et déchirent.
Alors parfois une petite lueur point, permettant d’espérer un mieux être…celui de l’élection d’une petite miss, dans Sarajevo. Une élection à laquelle on assistera après avoir longé les murs, après avoir surveillé les fenêtres, après avoir enjambé les cadavres qui seront enterrés à la hâte dans les jardins publics de Sarajevo.
Angoisse d’une famille, angoisses d’une population, bonheur d’une lecture. Un livre découvert dans le rayon nouveauté de la médiathèque. Il m’a rappelé « Miss Sarajevo » la chanson de U2  « Is there time to be a beauty queen, Here she comes, beauty plays the clown, Here she comes, surreal in her crown »
Surréel !
Futilités pour oublier le drame, pour affronter l’angoisse qui s’installe après un drame… « Le propre de l’angoisse est de venir interrompre l’acte le plus anodin, le plus quotidien, et de l’enrayer. Elle se glisse dans les plis des draps, de lit défait en lit défait, dessinant une chaîne ininterrompue d’insomnies. Elle traverse le corps de part en part, de cellule en cellule, s’infiltre dans chaque membre, tendon, muscle, nerf. Rien ne sert de lutter. Il faut attendre que les proportions du monde se rétablissent, que l’angoisse redevienne peur, inquiétude, et son objet un bibelot dont on pourra bientôt se moquer. » 
Je reparlerai d’Ingrid Thobois en espérant qu’elle me dérangera encore, qu’elle me séduira une nouvelle fois.
Éditions Bucher-Chastel – 2018 – 212 pages

Présentation d’Ingrid Thobois


Quelques lignes

  • « Joaquim ignorait que le temps emporte tout, et que très peu de fratries résistent au courant de devenir adulte. Passé un certain âge, la plupart des frères et sœurs ne partagent plus que des souvenirs qui coïncident rarement. Pourtant, à la mort de l’un, à la mort de l’une, fût-ce à des âges canoniques, ce n’est jamais que celui ou celle de la petite enfance que l’on enterre : cette cadette dont l’arrivée provoqua une perte jamais compensée, cet aîné dont on chercha sa vie entière à se faire aimer. » (P. 48) 
  • « Dans la glace, chaque matin, il méprisait ce petit notable de province ligoté de toutes parts, condamné à la banalité d’être un mari et un père. Il y avait chez lui la naïveté de croire que, sans femme ni enfant, il aurait vécu libre. Une vie d’aventures. Une vie de passions. » (P. 66)
  • « À Sarajevo, tout le monde a expérimenté ce que Joaquim ne sait que théoriquement : on meurt comme on reste en vie, par hasard. Dans ce siège étroit aux lignes de front entrelacées, on se trouve partout exposé. Les tireurs d’élite délimitent la ville à la gâchette. Ils visent les hommes, les femmes, les véhicules – les ambulances surtout – et puis, pour s’amuser, les enfants et les rares animaux. » (P. 123)
  • « On ne peut pas cesser d’être photographe, de même qu’un écrivain ne peut rien opposer à sa porosité au monde, ni à ce double foyer qui lui sert de regard. Mais il arrive, pour toutes sortes de raisons, que l’on choisisse, momentanément ou définitivement, de ne plus écrire, de ne plus photographier. » (P. 147)
  • « 5 avril 1992-29 février 1996. Onze mille cinq cent quarante et un morts, enterrés si l’on a pu, comme on a pu, quand on a pu, à l’aube ou au crépuscule, rarement dans un cimetière, dans les bas-côtés, devant les entrées d’immeubles, sous les balançoires des jardins publics. » (P. 196)

 

 

 

 

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