
Il y a bien des années que je souhaitais approcher Marguerite Yourcenar, la rencontrer dans un de ses titres.
Elle me faisait peur!
Comme je faisais, avec bonheur, de grandes randonnées littéraires, j’ai osé il y a quelques semaines, m’attaquer et me lancer à l’assaut d’un grand sommet, j’ai entrepris la lecture de « L’Oeuvre au noir ».
Je n’en soupçonnais ni la difficulté, ni le bonheur que j’en retirerais.
Oui, c’est un titre exigeant, qui nécessite une bonne culture historique…la mémoire de mes très anciens cours du lycée fut mise à rude épreuve, et le recours à des encyclopédies ou dictionnaires m’aida.
Zénon, personnage principal et fil conducteur du roman, est un clerc, grand voyageur, du XVI ème siècle, période de la Réforme, période de contestation et réinterprétation des Saintes Écritures. Le roman se déroule au cœur des « Provinces-Unies » ce qui correspond au Nord de la France et du Bénélux actuels.
L’Église catholique est attaquée de toute part, contestée en partie du fait de l’attitude et des mœurs scandaleuses d’une partie de son clergé. Le protestantisme et le calvinisme ouvrent de nouvelles voies de réflexion et d’interprétation des textes. Des esprits évoquent même « un certain nombre d’opinions scandaleuses sur la nature de l’âme et sur l’inexistence de Dieu »
L’Église, quant à elle n’admet pas le moindre doute : celui-ci peut vous faire monter au bûcher sur lequel vous grillerez en compagnies d’autres réfractaires. Le monde se modernise, les premiers métiers à tisser soulèvent la fureur des ouvriers du textile et sont détruits. Et certains osent s’attaquer aux corps, œuvres sacrées de Dieu, osent se lancer, au nom de la connaissance dans des dissections qu’ils pratiquent sur des cadavres de suppliciés ou de personnes embaumées.On découvre ainsi que le cœur est une machine, nullement siège de sentiments!
D’autres esprits n’hésitent pas à prétendre que le soleil ne tourne pas autour de la terre, mais que c’est l’inverse. Oh sacrilège ! Eux aussi encourent le bûcher collectif accompagnant ainsi ceux qui prônent l’athéisme ou qui pratiquent la sodomie.
Le monde bascule de l’obscurantisme religieux vers le modernisme, non sans résistance du clergé et de l’Église.
Zénon est un l’un de ces esprits ouverts de l’époque, l’un de ceux qui s’interrogent, et qui doutent parfois. Personnage multiple il se passionne et s’intéresse à de nombreux sujet allant de la médecine et chirurgie à l’astronomie en passant par les inventions technologiques de l’époque, l’alchimie et j’en passe.
C’est aussi sous la plume de Marguerite Yourcenar un visionnaire qui évoque des problèmes, des réflexions sur lesquelles d’autres se pencheront et inventeront plusieurs siècles plus tard.
Pour tout cela, avant d’encourir le feu de l’Enfer, il sait qu’il risque le feu des hommes, mais qu’importe !
Le roman exigeant n’est pas toujours facile, il nécessite calme et attention de tous les moments, il ouvre tant de voies de connaissance et d’interrogations! J’ai rarement éprouvé un tel bonheur, un bonheur qui rendit le lecteur que je suis bien humble face à l’érudition et à l’écriture de Marguerite Yourcenar.
Dans ses carnets de notes de L’Oeuvre au noir, Marguerite Yourcenar écrivit : « Plus je vais, plus cette folie qui consiste à refaire des livres anciens me paraît une grande sagesse. »
Une sagesse qu’elle transmet au lecteur bien humble.
Éditeur : Gallimard-Folio – 2012 – Parution initiale en 1968 – 443 pages
Lien vers la présentation de Marguerite Yourcenar
Quelques lignes
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« La cléricature restait pour un bâtard le moyen le plus sûr de vivre à l’aise et d’accéder aux honneurs. » (P. 34)
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« Le chanoine expliquait que l’homme, en infligeant aux méchants le supplice des flammes, qui dure un moment, ne fait que se régler sur Dieu qui les condamne au même supplice, mais éternel. » (P. 46)
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« La peste, venue d’Orient, entra en Allemagne par la Bohême. Elle voyageait sans se presser, au bruit des cloches, comme une impératrice. » (P. 121)
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« Les princes veulent des engins pour augmenter ou sauvegarder leur puissance, les riches de l’or, et défrayent pour un temps le coût de nos fourneaux ; les lâches et les ambitieux veulent savoir l’avenir. » (P. 146)
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« Je ne cesserai jamais de m’émerveiller que cette chair soutenue par ses vertèbres, ce tronc joint à la tête par l’isthme du cou et disposant autour de lui symétriquement ses membres, contiennent et peut-être produisent un esprit qui tire parti de mes yeux pour voir et de mes mouvements pour palper… » (P. 159)
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« On avait toujours vu les petits se faire tondre et les puissants s’emparer de la laine. » (P. 202)
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« Depuis près d’un demi-siècle, il se servait de son esprit comme d’un coin pour élargir de son mieux les interstices du mur qui de toute part nous confine. Les failles grandissaient, ou plutôt le mur, semblait-il, perdait de lui-même sa solidité sans pour autant cesser d’être opaque, comme s’il s’agissait d’une muraille de fumée au lieu d’une muraille de pierre. Les objets cessaient de jouer leur rôle d’accessoires utiles. Comme un matelas son crin, ils laissaient passer leur substance. » (P. 234)
- « ….l’assertion qui consiste à placer le soleil et non la terre au centre du monde, tolérée à condition d’être présentée comme une timide hypothèse, n’en blessait pas moins Aristote, la Bible, et plus encore l’humain besoin de mettre notre habitacle au mitan du Tout. » (P. 373)
- « Pour en revenir à la magie, et autres doctrines analogues, ce n’était point seulement contre la superstition qu’il fallait lutter, mais contre l’épais scepticisme qui nie témérairement l’invisible et l’inexpliqué. » (P. 379)
- « …la mort d’un homme convaincu d’impiété et d’athéisme était au contraire un spectacle en tout point édifiant pour le peuple. » (P. 430)
Vous avez bien fait d’entreprendre cette lecture. une œuvre d’une grande profondeur.