
« Ils connaissent les mauvais tours des cinq sens, lorsqu’on est entré dans la soupe. L’illusion de voler en palier, alors qu’on est sur le dos. Se croire en virage incliné alors que les ailes sont à l’horizontale. Sans aucun avertissement, on se retrouve projeté sur une paroi, ou on s’abîme en mer. Donc rester à l’affût d’une infime étoile, d’un reflet de lune, d’un fragment d’horizon. »
« Ils » ce sont Jack Alcock et Teddy Brown qui ont tous deux fait la guerre de 14 et ont été fait prisonniers. Ils affrontent un nouveau défi, celui de relier Terre-Neuve à l’Irlande, en effectuant le premier vol transatlantique sans escale de l’HistoireIls sont partis un vendredi 13.
Lottie a confié une lettre à Teddy, l’un des pilotes. L’avion lourdement chargé peine à décoller. Les pilotes transportent dans une sacoche 197 lettres, dans ce premier vol de poste aérienne.
Tous deux doivent faire face dans leur cabine sans chauffage, à la pluie, au vent, au givre qui se dépose sur les ailes…
Trop tard, vous venez vous aussi d’entrer dans une tempête, qui va vous balader dans le temps, vous bousculer entre les époques, entre Europe et États-Unis, entre les années 1845 et 2011, vous venez d’entrer dans un livre gigogne, un livre qui unit les deux pays de cœur de Colum MacCann, l’Irlande, son pays natal et les États-Unis, où dorénavant il vit et enseigne.
Vous rencontrerez Douglas, cet esclave libéré, menacé par des Blancs, il se rend chez son éditeur afin de publier sa vie et les turpitudes des maîtres.
Une similitude de souffrance et de recherche de liberté.
Un voyage qui pourrait paraître déroutant, car les époques se succèdent sans aucune chronologie, faisant faire au lecteur des allers-retours dans le temps, entre Irlande et États-Unis…entre Douglass l’esclave et Clinton, deux siècles de souffrances de deux populations, sévices corporels cruels subis par les esclaves, famine en Irlande, idéaux de liberté, de dignité, de démocratie, de part et d’autre, populations affrontant la violence de riches propriétaires ou d’anglais, et devant faire face à la faim ou aux coups, et abandonner leurs langues maternelles qu’ils soient esclaves ou irlandais…abandonner leurs racines.
Et puis, il y l’histoire de cette lettre confiée par Lottie à l’un des pilotes…partie un vendredi 13 !Quelle chance !
Quel bonheur que d’être bousculé par cet auteur!
Éditeur : Belfond – Traduction par Jean-Luc Piningre – 2013 – 270 pages
Lien vers la présentation de Colum McCann
Quelques lignes
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« Ils connaissent les mauvais tours des cinq sens, lorsqu’on est entré dans la soupe. L’illusion de voler en palier, alors qu’on est sur le dos. Se croire en virage incliné alors que les ailes sont à l’horizontale. Sans aucun avertissement, on se retrouve projeté sur une paroi, ou on s’abîme en mer. Donc rester à l’affût d’une infime étoile, d’un reflet de lune, d’un fragment d’horizon. » (P. 44)
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« Il s’était émancipé, admit-il, mais restait le bien d’autrui. Un bien meuble. Une marchandise. À tout moment, on pouvait le restituer à son maître. Le mot en soi était immoral. Un mot qu’il voulait détruire, anéantir. Master. Il risquait d’être fouetté, sa femme déshonorée, ses enfants troqués. Il existait encore en Amérique des Églises qui soutenaient l’esclavage : une tache indélébile sur la foi chrétienne. Même dans le Massachusetts, on l’avait poursuivi dans la rue, frappé sous les crachats. » (P. 59)
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« L’Irlande produisait assez de vivres pour nourrir quatre fois sa population, assura-t-elle. Mais tout cela partait en Inde, en Chine, aux Antilles. L’Empire épuisait ses forces. » (P. 109)
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Bons musiciens, les Irlandais, mais tous leurs chants d’amour sont tristes, et tous leurs chants de guerre sont gais. Il les a souvent entendus, tard le soir dans les bars, les notes montant jusqu’à sa chambre d’hôtel. » (P. 160)
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« À quoi nos vies se résument-elles, finalement ? Des séries d’incidents posés sur de courtes étagères, et qui parfois se regardent de travers. Les étincelles se détachent d’une masse de froidure. On affûte les longues lames des scies, on emmanche les poignées à chaque bout, on se penche et on coupe. Les braises voltigent une seconde. » (P. 271)