
« ….dans la ville où je suis née, je n’étais qu’une moitié de primate, ou bien un être surnaturel pour les plus niais d’entre eux, pas une personne normale en tout cas. C’est ça mon pays. »
Le papa de Nili Makasi était un étudiant camerounais, venu étudier en Roumanie. C’était la Roumanie dirigée et étranglée par Ceaucescu et sa femme, une Roumanie de misère et de privations. Le couple maudit captait tout à son profit, laissant crever de faim sa population. Aussi le jour de Noël 1989, la population se réjouissait du cadeau qu’on venait de lui faire, de l’exécution devant les caméras de ce couple.
Les plus anciens se souviennent de ces images en noir et blanc tournant en boucle dans toutes les émissions d’actualité.
De cette Roumanie, on connaissait la pauvreté, la faim, les files d’attente pour trouver de quoi manger, ses flics…mais on ignorait totalement que cette Roumanie pauvre offrait à de plus pauvres encore, d’origine africaine, des bourses d’études.
Exaucé Makasi Motembe était l’un d’eux, il venait du Congo.
Nili, née de l’union d’Exaucé avec une jeune fille roumaine, Elena, est une jeune métis, confrontée au racisme violent de la population roumaine, une jeune fille qui a échappé à une mort programmée du fait des conditions de survie de sa mère qui lui avouera : « J’aurais dû te noyer quand tu es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique »
20 ans plus tard Nili fait des confidence à ce fils qu’elle attend et qui doit naître bientôt, évoque ce passé, celui de son enfance, et surtout part à la recherche de ce père qu’elle n’a pas connu, en se rendant en Afrique, sur ces hauts plateaux du Cameroun. Là elle rencontrera sa grand-mère, qui lui parlera de ce père.
Nili est devenue une jeune femme autonome, cultivée est qui écrit diablement bien, pour raconter à son bébé, les privations, la pauvreté de la Roumanie, la volonté de sa mère, parfois à la limite de l’indignité, et surtout sa farouche volonté de jeune fille pour devenir une jeune femme autonome et instruite.
Babelio et son opération régulière « Masse critique » doivent être chaleureusement remerciés. Sans cette proposition, je ne suis pas certain que j’aurais tendu la main vers ce titre et lu cette quatrième de couverture qui résume si bien ce titre. Je n’aurais pas connu la pièce unique salon-chambre et bibliothèque de Bucarest où la narratrice a vécu vingt-cinq ans avec sa mère, Elena, je n’aurais pas approché cette grand-mère congolaise ….
Alors oui, si vous recherchez un titre sortant des sentiers battus, un titre sur cette période roumaine, sur le Cameroun, sur la différence, sur l’amour, n’hésitez pas…Annie Lulu écrit diablement bien.
Emotions garanties !
Éditeur : Pocket – 2021 – 232 pages – Masse critique
Lien vers la présentation d’Annie Lulu
Quelques lignes
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« Je te préviens, qu’on peut devenir monstrueux, par paresse, par amour-propre, avec cette histoire de peau plus ou moins claire qu’une autre. » (P. 22)
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« Eh bien, tu sais, je me hais toujours d’avoir injustement haï mon père, mais bizarrement je n’ai plus aucune colère contre celle qu’il a choisie pour me porter dans ce monde. Je ne peux pas lui en vouloir, à ma mère, ce n’est pas de sa faute si mon père s’est trompé. À une femme qui a si peu la mémoire de ce que c’est que souffrir, on ne peut pas demander d’être vraiment intelligente, encore moins d’être courageuse, et puis d’où lui viendrait-elle au juste, l’intelligence, et puis pour quoi faire ? » (P. 28)
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« ….j’ai grandi avec des bouchons de mousse dans les oreilles, c’est bien trop violent pour un enfant, ni te décrire la manière dont ma mère ne réagissait jamais et s’évertuait à la hardiesse d’ignorer les pires obscénités qu’elle, qui n’avait pas les oreilles bouchées, entendait très distinctement. » (P. 30)
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« ….à l’époque, les Roumains avaient l’obligation de rapporter par écrit à la police le moindre contact qu’ils avaient avec un étranger, et les étudiants, surtout africains, avaient l’interdiction de loger en dehors des complexes universitaires, de louer un appartement en ville ou bien une chambre chez l’habitant. Les voisins n’hésitaient pas à se dénoncer entre eux. » (P. 55)
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« Une voiture de métro à Paris, comment t’expliquer, c’est une sorte d’entonnoir de géographies, d’yeux étirés, de peaux ébène, de cheveux à la raideur charbon jouxtant les visages incroyablement hâlés d’autres femmes qui me ressemblent, personne ne me scrutait, ne me toisait, et moi, mon fils, je pouvais contempler tous ces visages. » (P. 79)
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« Il ne faut pas croire qu’être reconnu par l’autre, l’étranger des pays qu’on dit riches – moi je les appelle le monde pourri, ou bien les pays pauvres parce que c’est vrai qu’ils n’ont absolument rien, pas de sucre, de café, de cacao, d’huile, d’or, d’argent, de pierres précieuses, pas de fer, acier, zinc, aluminium, caoutchouc pour leurs voitures, leurs trains, leurs avions, pas de pétrole pour le plastique ni de gaz pour se chauffer, et c’est pour ça qu’ils nous dépouillent –, va t’apporter quoi que ce soit d’utile pour arpenter les sentes courbes entre les mornes verts de notre terre volcanique. Sache-le bien, le Congo est comme une île. On n’a besoin de rien. On a le fleuve. Le fleuve et les premières radiances de l’abondance dans ce domaine bas et foisonnant. » (P. 146)
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» Ils n’allaient quand même pas appeler ça l’holocauste, ici en Afrique, ou bien en Amérique, ou alors le génocide-physique-et-culturel-de-la-moitié-de-la-planète. Pourtant c’est bien ça. On a failli disparaître. Par le meurtre, l’exploitation des autochtones, jusqu’à ce qu’on construise un paradis de sang sur terre, après quoi ils n’auraient plus besoin de nous. C’est une blessure que tu entendras suinter beaucoup ici. » (P. 147-8)
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« C’est assez facile la brutalité, ça n’attend pas de réponse pour faire son chemin, ça nous trouve la bouche fermée et ça essaie de nous l’ouvrir par effraction, voilà tout. » (P. 189)
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« Mais je peux t’assurer que lui a tout de suite compris qui j’étais, la perdition ambulante à la recherche d’un nid de futur où fomenter quelques jours supplémentaires contre l’obstination de l’absence à s’acharner contre moi. Et durant tout le temps où nous étions tous les deux, ton père a décidé d’être une présence. D’être là. D’être fort. Ça me fait pleurer d’y penser. » (P. 201)
Beau commentaire, merci. Beaucoup d’africains étaient formés dans les universités de l’ex-URSS ,mais je n’avais jamais pensé qu’ils avaient pu faire souche ,et surtout me douter de ce racisme de base qui malheureusement est le témoignage de l’obscurantisme.