« Ténèbre » – Paul Kawczak

« L’histoire qui suit n’est pas celle des victimes africaines de la colonisation. Celle-ci revient à leurs survivants. L’histoire qui suit est celle d’un suicide blanc dans un monde sans Christ; celle d’un jeune homme oublié dans un labyrinthe de haine et d’aveuglements : l’histoire du démantèlement et de la mutilation de Pierre Claes » (préambule du livre)

Un préambule qui ne peut que titiller un lecteur amateur d’Histoire, de la grande Histoire mais aussi des petites histoires qui font l’Aventure humaine, ou celle de l’humanité. une livre que je n’aurais sans doute pas approché si on ne me l’avait pas prêté.

Un lecteur titillé également par le singulier…d’un mot presque toujours employé au pluriel, mis à part cinq ou six exemples dans la littérature qui contredisent donc la règle. 

Un singulier, à l’image du livre, je l’apprendrai au fil de la lecture.

A moins que ce ne soit le verbe « Ténébrer » employé à l’impératif ?…un conseil donné au lecteur, un verbe qui alors veut dire: « Plonger dans les ténèbres ! »…

Et ce fut une plongée pas facile, une plongée dans l’âme des deux personnages principaux, une plongée dans le noir de leurs émotions. Le grand Noir  ! Un plongée dans le continent Noir, dans l’Afrique….

Dans tous les cas, c’est une lecture pas facile, bien sombre par bien des points !

Pierre Claes a été chargé par le roi Leopold – c’est son roi, car Pierre est belge – chargé de tracer les frontières d’un pays que le roi est en train de coloniser, le Congo. 

Chic, alors ! c’est sympa de parcourir un livre d’Histoire coloniale ! Merci pour ce prêt ! Et bien non, ce n’est pas un livre d’Histoire…ou si peu!

Non c’est une plongée, noire, très noire dans l’âme des deux personnages.

Une plongée dans la découpe d’un pays ? Amateurs d’Histoire (avec un grand H), j’ai bien peur que soyez  déçus…vous n’y trouverez pas votre compte ou si peu !  Paul Kawczak ne vous en parlera presque pas!

Alors Pierre trace consciencieusement des points sur sa carte, en relevant ces points à partir de la position des étoiles. Il se déplace à pied, en bateau….Bref, il découpe un territoire vierge. Depuis le bateau qui remonte le fleuve, il trace en fait le futur pays de son roi, le futur gateau de son roi!

N’y cherchez pas les réactions des autochtones…..ils n’ont presque pas la parole dans ce texte !

Ignorées ces ethnies, ces tribus qui seront séparées, ignorées les conséquences futures de cette découpe des territoires sur leurs vies…..conséquences encore vécues aujourd’hui, conséquences du colonialisme…Car si on découpait ce gateau, c’était bien pour en profiter…tant pis pour les « nègres », ils n’avaient pas d’importance !….Le caoutchouc, les bois rares etc.. étaient là pour satisfaire les rois. Et pourtant c’est un point, c’est une lecture qui m’aurait ravi! Tant pis pour moi !

« Claes progressait, selon la mesure du Fleur de Bruges, dans les chairs hallucinées d’une nature par sa conscience renouvelée. » 

Alors Pierre sur son bateau fait la connaissance de XI Xiao, l’un de ces chinois débarqués depuis leur Chine natale avec tant d’autres chinois chargés, quant à eux, de poser la voie ferrée qui desservira le port par lequel ces richesses quitteront le Congo…vous n’en lirez guère plus. L’Histoire est peu présente.

XI Xiao a de grandes compétences , il est bourreau.

« Je suis bourreau, bourreau c’est un beau métier »…pour parodier la chanson de Pierre Perret.

Sans état d’âme il peut tuer quelqu’un, mais surtout, il est capable de découper un homme, lentement, avec ses couteaux et lancettes aiguisées, et en prenant son plaisir. Presque sans lui faire mal, car il connait tout ce système nerveux, et même en lui donnant du plaisir ou en le faisant hurler de douleur…..C’est selon !

Et Pierre, notre découpeur de pays trouvera cet autre découpeur de chair…sympathisera avec lui…et plus si affinités !

Dans tous les cas leurs découpes laissent des cicatrices ineffaçables…un de leurs points communs…ces mutilations ! 

Mais je ne vous en dirai pas plus…Le lecteur que je suis a été sur le point de rejeter ce livre, puis il a résisté, il a très apprécié certains points, mais pas tous ! Certains l’ont ennuyé. 

En tout cas l’écriture est remarquable, claire, limpide souvent…. mais parfois également hermétique, et souvent noire. « Où va-t-il donc chercher tout ça ? » « Que veut-il dire? »

Des phrases parfois, certes bien écrites mais bien obscures et ceci pendant bien des pages…une obscurité qui donne aussi envie de tout rejeter ! 

Premier livre d’un auteur, livre très bien écrit, c’est indéniable ! Ce « Ténèbre » ne peut laisser indifférent. Bref, un livre bien singulier !…Tiens mon correcteur vient de me dire : »Oh! tu as fait une erreur sur le mot Ténèbre, tu as oublié le « s », tu es en dehors des règles! »

Osez tenter l’expérience, la différence….difficile, selon moi, de rester indifférent  !

Éditeur : La peuplade – 2020 – 304 pages


Lien vers la présentation de Paul Kawczak


Quelques lignes

« Ainsi, un peu plus émancipé encore du statu quo mensonger dont l’armature est celle des formes salubres de l’existence, Claes progressait, selon la mesure du Fleur de Bruges, dans les chairs hallucinées d’une nature par sa conscience renouvelée. Chaque être y perdait lentement son arrimage verbal, s’étranglant – tel devait être le terme, Claes le sentait – dans les hautes atmosphères d’un réel en constante abolition. Les rives de l’Ubangi déployaient une solitude privée de sens, non pas un paysage unifié mais des individualités irréconciliables, paysages minuscules sans horizon d’avenir, une plante à feuilles larges ici, de hautes herbes là, un arbre fou géant au loin, bougeant au vent chaud, évoquant un paysage perdu au-delà duquel eût du être la possibilité d’une rencontre, d’une histoire, mais où s’écrasait seulement un sentiment d’absence et de perte » (P. 114)

« Xi Xiao assistait Pierre Claes qui, avec l’autorité des étoiles, l’infaillibilité de quelques instruments savants et certaines vérités trigonométriques, affirmait la ligne selon laquelle la fureur de l’homme blanc séparait les terres africaines pour en conquérir le cœur et en souiller l’âme. Chaque jour, le géomètre affinait les cartes, y reportant son oeuvre lente de cisaille » (P. 149)

« Le degré d’horreur dans lequel l’Europe maintenait le Congo ne cessait d’augmenter de semaine en semaine. Á mesure que des rébellions s’organisèrent, les répressions se firent plus violentes encore, plus froides et aveugles. Un délire de haine et de rage anima d’un feu nouveau la concupiscence d’hommes à l’ordinaire affables et prévenants;, certains de ceux que l’on pouvait par ailleurs qualifier de bons pères de famille, Bruxellois, Londoniens, Parisiens, Berlinois chez qui le feu du pouvoir et des promesses de quantités toujours plus grandes d’ivoire et de caoutchouc révélait une hargne atavique et agressive, une ambition de maître, longtemps réprimée, comme une urgence de viol, exacerbée par des siècles d’une étrange maladie. » (P. 245)

« Pierre Claes vit la grande faute de l’Europe, la très grande faute de l’Europe qui n’a vite cru qu’à la mort et ouvrait désormais un œil large sur l’horreur et sur la fin, l’éclair de la fin, avant que tout ne meure. » (P. 304)

Une réflexion sur “« Ténèbre » – Paul Kawczak

  1. Merci pour votre présentation de « Ténèbre »! Pas évident de commenter un tel livre…Effectivement un livre singulier, pas facile mais qui mérite le détour….

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