« Pleine terre » – Corinne Royer

« Pourquoi s’était-il mué en une bête traquée, contraJinte à se réfugier dans les bois ? Et avant ça, pourquoi était-il devenu un paysan acculé, condamné à se voir soustraire son troupeau ? » (P. 21)

Aujourd’hui, s’ouvre à Paris, le Salon de l’agriculture…Il y a 2 jours, je refermais ce livre trouvé pas hasard dans la pile de livres à remettre en rayon dans la Médiathèque.

Hasard de la vie ! Jacques Bonhomme en a marre, marre des contrôles à répétition, marre de la vie, il en assez de ces contraintes administratives d’enregistrement dans des délais imposés, aujourd’hui c’était un contrôle de vérification de la conformité du troupeau avec les déclarations de naissance.Oui, certaines déclarations ont été faites avec retard, après le  délai imposé de 7 jours. Prouver…. prouver, seul mot à la bouche des contrôleurs…..Comment prouver la filiation génétique d’un veau quand on n’a pas les moyens financer, de payer ces tests génétiques ? 

Négligeance ? non pas du tout, il est seul pour s’occuper de la ferme, son épouse l’a quitté, lassée. « Chaque déferlante de contrôles administratifs lui était apparue plus injuste, plus incompréhensible que la précédente. » (P. 64)Il a quitté sa ferme ce matin, en se cachant et roule dans vieille Volvo d’occasion. Combien comme lui ont baissé les bras, lassés de ces contrôles, lassés des prix bas qu’on leur propose pour leurs bêtes, comme pour leurs céréales. Il ne faut plus s’étonner de ces panneaux « à vendre » placardés sur des batiments en manque d’entretien.

Il ne faut pas s’étonner de ces statistiques qui mentionnent qu’un agriculteur se suicide chaque jour de l’année…ultime utilisation du fusil qui chassait les nuisibles ou de la corde pour hisser les bottes de paille. Qui allait s’occuper de la ferme et des animaux ? un jour, deux jours…il roule, se cache, se lave nu dans un étang..en fuite il devient quelqu’un de dangereux !

Il craque…neuf jours!

Son travail devenait de plus en plus administratif …. tenir des papiers, prouver la traçabilité, la vérité, l’origine…. prouver… prouver…à des contrôleurs sans âme…Et pendant ce temps qui s’occupe de la ferme ? des animaux ?

Il a pris son fusil avec lui. Les contrôleurs ont, quant à eux d’autres armes : lui retirer son troupeau, le déposséder. D’autres que lui ont vu partir leurs bêtes…les gendarmes quant à eux ont d’autres armes….face aux personnes qualifiées de dangereuses.

Oui, un vrai coup de coeur qui m’a beaucoup remué, et qui me trouble encore.

Et si on parlait chiffres…Aujourd’hui s’ouvre à Paris le Salon international de l’Agriculture à Paris, un salon vitrine d’une force de notre pays : son agriculture….une force qui faisait entrer des devises..ce n’est plus le cas.

Un rapport d’information fait au nom de la Commission des Affaires économiques du Sénat en mai 2019, faisait part d’évolutions alarmantes de notre agriculture : la production française stagne en volume alors que celle de ses concurrents augmente et l’excédent commercial agricole risque de disparaître si la tendance actuelle se poursuit….une déficit commercial agricole prévu pour 2023. (Source : https://www.senat.fr/rap/r18-528/r18-528_mono.html)

Derrière ces chiffres, il y a des hommes et des femmes, des couples, des vies animées par l’amour, la passion des bêtes et de la terre…un amour qui va trop souvent jusqu’à la mort, jusqu’au suicide.

Un roman pour nous alerter

Éditeur : Actes-Sud – 2021 – 332 pages


Lien vers la présentation de Corinne Royer


Quelques lignes

  • « Il ne voulait plus être bercé par les plans de compétitivité et d’adaptation, la politique agricole commune, la course au rendement, la sacralisation du modèle intensif, la surexploitation et les monocultures de masse qui rongeaient les terres, polluaient les eaux, empoisonnaient les hommes, éradiquaient les petits paysans. Il s’était toujours méfié de l’agriculture productiviste, ces élevages concentrés, spécialisés, générant endettement et épidémies, favorisant l’agro-industrie avec des tonnes de tourteaux de soja distribuées à un bétail fait pour pâturer dans les champs. Il était persuadé que cette modernité était dépassée, qu’elle était même le contraire du progrès. Il affirmait que, pour soigner l’avenir, les agriculteurs devaient inventer des possibles qui panseraient le cœur des hommes en même temps que les plaies du vivant. » (P. 16)
  • « Qu’avait-il fait de plus répréhensible, au fond, que de consentir aux règles que lui avait dictées son statut de paysan ? Car il n’avait jamais rien demandé qui ne fût acceptable, seulement le droit de nourrir ses bêtes, d’ensemencer ses terres. Comment leur dire, leur faire savoir, leur faire entendre ? » (P. 25)
  • « En réalité, lors des contrôles, on n’est jamais parfaitement dans les règles, elles évoluent trop vite et il existe toujours une marge d’interprétation. Certains agents sont compréhensifs, ils nous aident à rester dans les clous, nous donnent des conseils, nous laissent un peu de temps pour mettre en application les dernières directives, surtout lorsqu’elles nécessitent des investissements. » (P. 39)
  • « Dès qu’il le pourrait, il posterait un courrier au journal local. Il expliquerait qu’il ne se rendrait pas tant que sa voix n’aurait pas été entendue, tant que la mesure ne serait pas prise de l’aberration d’un système qui éliminait les paysans aussi sûrement que des mouches sur un piège électrique, grillait tout sans distinction – le présent et l’avenir. » (P. 65) 
  • « Il n’y avait pas de place pour une femme, les livres occupaient déjà tout l’espace. Il répondait que la place des livres ne se mesurait pas à la quantité de foutoir entre ses murs, elle se jaugeait en regardant à l’intérieur de son crâne et que là, oui, il en convenait, l’espace était déjà bien encombré. C’est vrai qu’aux Combettes, il y en avait partout, des livres, on en trouvait même dans l’étable. Toutes ces pages avec des mots qui sautillaient dedans, c’était sa façon à lui de faire danser la vie. » (P. 85)
  • « Ce ne sont ni les cinq mille euros d’amende ni les trois mois de prison avec sursis pour mauvaise gestion d’un troupeau qui l’ont fait basculer. Non, c’est sa conviction intime d’être devenu un mauvais paysan. C’est l’impossibilité, après ça, de se regarder dans une glace sans y voir le cadavre de la petite Sioux. » (P. 125)
  • « On m’a demandé de prouver la filiation de mes veaux par des tests génétiques que je ne pouvais pas financer. On a bloqué mon troupeau et ainsi, interdit de tout commerce, je n’ai plus eu les moyens de nourrir mes bêtes. On m’a alors condamné pour mauvaise gestion d’un cheptel puis on est venu chez moi, fouler mes propres terres, effrayer mes bovins au point de les contraindre à se jeter dans la rivière. On m’a envoyé des hommes en armes comme si j’étais dangereux. On a finalement prétendu que j’avais perdu la raison parce que je suis monté sur mon tracteur pour dire qu’on ne pouvait plus me harceler de la sorte, que je refusais désormais qu’on me prenne ce qui m’a été transmis par mes ancêtres et que j’ai fait fructifier à la sueur de mon front. » (P. 301-2)
  • « On dit que les bêtes traquées ont des naseaux derrière la tête, qu’elles apprennent à sentir le danger. On dit qu’elles le pressentent. On dit aussi que c’est en s’y exerçant avec vaillance qu’elles acquièrent l’art de la fuite. » (P. 309)
     
     

Une réflexion sur “« Pleine terre » – Corinne Royer

  1. C’est un livre que je me réjouissais de lire mais je dois dire que je ne l’ai pas terminé (https://etsionbouquinait.com/2022/06/19/corinne-royer-pleine-terre/). Je n’ai pas eu ce sentiment d’émotion que tu mentionnes.
    Merci à toi de citer les chiffres sur la stagnation de l’agriculture française. La France doit faire le pari de l’innovation : l’agroécologie par exemple pour repenser le rapport au vivant, mais plus généralement remettre la science au coeur des décisions. 25 ans après l’introduction des OGM à grande échelle, leur inocuité a été prouvée mais on considère toujours qu’il faut appliquer le principe de précaution (qui n’a absolument rien à y faire désormais).

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