
Parmi tous les extraits de livre qui m’ont touché je retiendrai ce passage qui devrait pousser chaque lecteur à être un trait d’union entre ses anciens et ses enfants : « La présence des vieilles personnes est un trésor que nous gaspillons en calories et boniments, puis nous restons à jamais sur notre faim ; derrière nous des routes imprécises qui se dessinent un court moment, puis se perdent dans la poussière. Certains penseront : Et alors ? Quel besoin avons-nous de connaitre nos aïeuls et nos bisaïeuls ? Laissons les morts, selon une formule galvaudée enterrer les morts et occupons-nous de notre propre vie ! Aucun besoin pour nous, il est vrai, de connaître nos origines. Aucun besoin non plus pour nos petits-enfants de connaitre ce que fut notre vie. Chacun de nous traverse les années qui nous sont imparties, puis s’en va dormir dans sa tombe. À quoi bon penser à ceux qui viendront après nous puisque pour eux nous ne serons plus rien. Mais alors si tout est destiné à l’oubli, pourquoi bâtissons-nous, et pourquoi nos ancêtres ont-ils bâti ? Pourquoi écrivons-nous, et pourquoi ont-ils écrit ? Oui dans ce cas pourquoi planter des arbres et pourquoi enfanter ? À quoi bon lutter pour une cause, à quoi bon parler de progrès, d’évolution, d’humanité, d’avenir ? À trop privilégier l’instant vécu on se laisse assiéger par un océan de mort. À l’inverse en ranimant le temps révolu, on élargit l’espace de vie. Pour moi, en tout cas, la poursuite des origines apparaît comme une reconquête sur la mort et l’oubli, une reconquête qui devrait être patiente, dévouée, acharnée, fidèle. » (P. 259-60)
Autres extraits
»Ici, chaque famille a un fils enterré à Beyrouth, un en Égypte, un autre en Argentine ou au Brésil ou au Mexique, quelques autres en Australie ou aux États-Unis. Notre lot est d’être aussi dispersés dans la mort que nous l’avons été dans la vie. » (P. 36)
« C’est ce que répétait à l’époque la sagesse commune : si l’enfant étudie un peu, il aidera ses parents ; s’il étudie trop, il ne voudra pas leur parler. On ne passe pas sa vie à étudier, il faut bien s’arrêter un jour, et revenir travailler aux champs….À moins que tu veuilles te faire prêtre . » (P. 53)
« Pourquoi ne pas œuvrer pour que son pays devienne lui-même meilleur ? Or, pour le rendre meilleur, il fallait se battre contre l’ignorance ! Une telle ambition ne valait-elle pas celle de son frère Gebrayel? Ce combat n’était-il pas une aventure plus excitante encore que celle du voyage vers l’Amérique ? N’était-il pas plus méritoire de construire une autre Amérique, chez nous en Orient, sur la terre des origines, plutôt que de rallier bêtement celle qui existait déjà? » (P. 84)
« Il y a cent ans à peine, les chrétiens du Liban se disaient volontiers syriens, les Syriens se cherchaient un roi du côté de La Mecque, les juifs de Terre Sainte se proclamaient palestiniens….et Botros, mon grand-père, se voulait citoyen ottoman. Pas un seul des États de l’actuel Proche-Orient n’existait encore, et le nom même de cette région n’avait pas pas été inventé – on disait généralement La Turquie d’Asie. Depuis beaucoup de gens sont morts pour des patries prétendument éternelles ; beaucoup d’autres mourons demain. » (P. 257)
« Le passé pour moi aujourd’hui n’est plus aussi lointain, il s’est habillé de lumières présentes, de brouhaha contemporain, et de murs attentifs. Je rôde, j’apprivoise, je m’oublie, je m’imagine, je m’approprie. Je traîne de pièce en pièce mon obsession d’égaré : ici, jadis, les miens….. » (P. 314)
« Le passé est forcément fragmentaire, forcément reconstitué, forcément réinventé. On n’y récolte jamais que les vérités d’aujourd’hui. Si notre présent est le fils du passé, notre passé est le fils du présent. Et l’avenir sera le moissonneur de nos bâtardises. » (P. 337)
« L’histoire des miens pourrait parfaitement se raconter ainsi : les ancêtres meurent, et de leurs morts lointaines les descendants meurent à leur tour. Le vie engendre la vie ? Non, la morte engendre la mort – telle qu’elle a toujours été pour moi, pour nous, la loi muette des origines. » (P. 360)