« Voix endormies » – Dulce Chacón

Voix endormiesFranco a pris le pouvoir et implacablement, son pouvoir, ses phalangistes emprisonnent, jugent, condamnent hommes et femmes parce qu’ils sont républicains, même s’ils n’ont pas de sang sur les mains. Des condamnations toujours lourdes, la peine de mort, la Pepa, est souvent appliquée au petit matin. les exécutions ont lieu par groupe…On était arrêté, torturé, emprisonné, simplement parce qu’on avait reçu une lettre de France..
Dulce Chacon nous permet de suivre, dans ce roman,  une dizaine de femmes emprisonnées en attente de jugement ou jugées, Pepita, Sole, Elvira, Tomasa, Reme….

Parmi elles, Hortensia, dont on sait dès la première ligne qu’elle est « la femme qui allait mourir » . Elle est enceinte de huit mois. Amoureuse d’un combattant, papa du futur bébé, elle attend comme toutes les autres femmes les visites au parloir. Ces visites qui peuvent être supprimées, y compris devant la porte du parloir, sur une simple décision des gardiennes ou des religieuses qui gèrent la prison. Des bonnes sœurs bien peu catholiques, mauvaises et méchantes comme la gale qui n’ont qu’un but : convertir de force ces âmes damnées, communistes ou socialistes. Y compris par le cachot, les coups et la privation de nourriture pendant de longues semaines. « Bonnes » sœurs qui rasaient les récalcitrantes et vendaient leurs cheveux.
Comble de la turpitude du régime : ces femmes cousent les uniformes des phalangistes, leurs bourreaux et les bourreaux de leurs conjoints, mais de temps en temps elles arrivent à faire sortir, par le parloir, des uniformes qu’utiliseront les républicains à l’occasion de coups de main  
Toutes ces femmes resteront emprisonnées pendant de longues années, dans des conditions indignes : privation de nourriture -souvent infâme et pourrie- ou de parloir, maladie, gale, saleté, surpeuplement des cellules, lits partagés par plusieurs femmes…. Hypocrisie et cruauté du régime qui condamnait à mort des femmes enceintes, uniquement parce qu’elles avaient tenté de ravitailler des républicains, attendaient qu’elles accouchent pour exécuter les sentences. Elles seront jetées à la fosse commune, sans que leur familles puissent les voir une dernière fois. Et certains de ces enfants nés en prison, seront volés par ces sœurs et ces curés afin d’être « rééduqués dans la religion »
A l’autre bout de l’Europe sévit le régime nazi. Quand celui-ci tombera sous les assauts des alliés, ces femmes espèreront que  ceux-ci feront également tomber le régime franquiste, espoir déçu…Il ne fallait pas que cette Europe libérée soit au cœur d’un étau rouge, Russie et ses satellites à l’Est, Espagne à l’Ouest. Alors ces alliés n’ont pas apporté de soutien aux 3000 soldats républicains qui en octobre 1944 tentèrent de renverser Franco dans l’offensive de la vallée d’Àran.
Nous suivons les espoirs de ces femmes et de leurs amis emprisonnés pendant de longues années, jusque dans les années 70. Et à cette époque là encore, lorsqu’on voulait se marier, c’était devant le curé. Un curé qui pouvait parfois avait pu refuser le mariage parce que l’un des mariés était communiste…
Cet livre s’appuie sur des faits historiques, la liste des références et des remerciements en fin d’ouvrage est longue et se lit comme un roman. En donnant la parole à ces femmes Dulce Chacon laisse une forte impression de malaise : comment de tels actes ont pu être pratiqués à notre porte quand on sait que nos dirigeants occidentaux, Eisenhower ou de Gaule pour ne citer qu’eux ont serré la main du dictateur Franco. Comment nos parents ont-il  pu nous faire assister au catéchisme, alors qu’à quelques centaines de kilomètres ces mêmes bonnes sœurs, de cette même religion commettaient de telles turpitudes…
Je ne connaissais pas Dulce Chacon. Luis Sepúlveda m’a permis de la découvrir dans le texte d’adieu qu’il écrivit à l’occasion de son décès « Adieu ma douce amie » de son livre « Une sale histoire : (Notes d’un carnet de moleskine) ». Une fois encore on découvre si besoin était l’attachement de cet écrivain à la liberté et aux Droits de l’Homme

Merci Luis, merci Dulce


Plus sur Dulce Chacon


Quelques extraits
  • « Un phalangiste a envoyé cet enfant, qu’elle avait eu si tard et dans la douleur acheter de l’huile de ricin. Le père lui a donné les sous. De sa propre bourse, il a payé l’humiliation de sa femme. Donne à cet enfant de quoi acheter un litre, sa mère va boire un coup. C’est ainsi que le raconte Rome. Elle dit qu’il lui ont fait avaler un litre entier d’huile, avec un entonnoir, devant ses filles. Et elle rit. Elle rit chaque fois qu’elle le raconte, la pauvre innocente. » (P. 48)
  • « Ils avaient la mine triste, ceux qui étaient rangés dans la file et qui retourneraient chez sans avoir vu leur femme, leur fille, leur mère, leur grand-mère, leur petite fille ou encore leur sœur. Toujours des parents de lien direct, les autres visites n’étaient pas permises. » (P. 61)
  • « Comme tous les jours de fête, elles assistèrent, contraintes, à la messe, mais seules quelques unes communièrent. Les autres restèrent debout en signe de protestation durant toute la liturgie et écoutèrent sans baisser la tête les imprécations que le curé leur adressait dans son homélie : « vous êtes des scories, et c’est la raison pour laquelle vous êtes ici. Et si vous ne connaissez pas ce mot, je vais vous dire ce que scorie signifie. Merde, cela veut dire de la merde ». » (P. 124)
  • « -Il faut survivre camarades. Nous n’avons que ce devoir. Survivre. 
    – Survivre, Survivre, à quoi ça sert de vouloir survivre ?
    -Pour raconter l’histoire, Tomasa. 
    -Et notre dignité ? Quelqu’un va raconter comment nous avons perdu notre dignité ? 
    -Nous n’avons pas perdu notre dignité. 
    -Non, nous avons seulement perdu la guerre, pas vrai ?  C’est ce que vous croyez toutes, qu’on a perdu la guerre.
    -Nous n’avons pas perdu tant qu’ils n’auront pas eu notre peau, et on ne va pas leur faciliter la tâche. Des folies, oui, mais les folies nécessaires, pas une de plus. Résister c’est vaincre. » (P. 125)
  • « Le culte religieux fait partie de votre rééducation. Vous n’avez pas voulu communier et aujourd’hui nous fêtons la naissance du Christ. Vous allez toutes lui donner un baiser, et celle qui ne l’embrasse pas n’aura pas droit au parloir cet après-midi. » (P. 125)
  • « L’entassement dans l’infirmerie de la prison provinciale de Ventas produisit sur le docteur Ortega un étrange sentiment d’horreur mélange d’impuissance, de dégoût et de peine. Chaque lit était occupé par deux prisonnières. les malades partageaient les rares draps propres et les quelques couvertures. Pellagre, dysenterie, syphilis, malnutrition, tuberculose, toutes sortes de maladies, contagieuses ou non, affectaient les femmes qui répondirent d’une voix frêle aux questions de don Fernando, quand il parcourut la première salle que lui fit visiter La Savate. En entrant dans la seconde salle, contiguë à la première, le médecin fut saisi d’épouvante. Des matelas à même le sol, et des sommiers dépourvus de matelas accueillaient les patientes par deux. » (P. 182)
  • « Les jugements expéditifs sont dangereux, ils se terminent toujours par la peine capitale. » (P.197)
  • « Le curé a voulu la convaincre de se confesser et de communier. Il lui a dit qu’il était de son devoir de sauver son âme, et que, si elle se mettait en règle avec Dieu, il la laisserait donner le sein à la petite. Mais elle ne s’est pas confessé et n’a pas communié, cette femme avait plus de principes que de cœur.  » (P. 223)
  • « -Je suis votre mère
    Et elle ouvrit les bars, pour les accueillir. Mais les petites ne se lâchèrent pas la main. Elles en firent aucun pas en direction des bras maternels. 
    -C’est moi votre maman 
    Elle n’attendit pas plus longtemps et les serra contre elle. Les fillettes se mirent à pleurer  un peu plus tard, ce seront les pleurs inconsolables de la mère qui résonneront dans la division numéro deux droite. 
    -Mes petites ne me reconnaissent pas, elles ont eu peur de moi. Je leur ai fait peur  
    Ses compagnes chercheront des mots de réconfort qui ne la consoleront pas : 
    -Non, c’est parce qu’elles sont petites et que la prison, ça les impressionne » (P. 247)
  • « Les rumeurs qui couraient faisaient état du piège dans lequel tombaient les personnes qui identifiaient l’un des leurs parmi les cadavres. Seuls quelques-uns  espéraient qu’on leur remettrait les cadavres, et qu’ils ne seraient ni arrêtés non interrogés. Les autres regardaient les portraits, tentant de maîtriser leur émotion pour que leur visage ne les trahisse pas en reconnaissant un proche ou un ami. Ils regardaient. Ils gardaient le silence et s’éloignaient, dans un geste de douleur, sans une larme.  » (P. 309)
     

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