« Légende » – Sylvain Prudhomme

LégendeNell et Matt sont deux amis, passionnés par la photo, le cinéma, leur pays, la Crau, vaste plaine à l’est du Rhône.
Ils travaillent ensemble à la réalisation d’un film sur une boite de nuit, La Chou qui fit les belles nuits de leur jeunesse, et de celle de milliers de jeunes qui la fréquentèrent dont Fabien et Christian. 
Un scénario simple, bien monté, agréablement interprété par Matt et Nell, mis en scène par Sylvain Prudhomme, que j’ai découvert à l’occasion de cette lecture, 
Le lecteur s’attachera à la vie de ces deux frères Fabien et Christian, deux frères qui se haïssaient, deux personnalités diamétralement opposées, trop tôt disparus, dont on apprendra au fil des pages les conditions de leur mort.

Mais Sylvain Prud’homme porte une attention particulière à la qualité de ses décors, la Chou, la Plaine de la Crau, le Rhône, décors essentiels pour connaitre et comprendre Fabien et Christian. Les souvenirs de ses personnages secondaires, de leurs vies, toutes leurs mémoires sont indispensables pour retracer l’histoire de leurs vies révolues et l’atmosphère ancienne de La Crau. …..Il nous fera aimer tous ces hommes et femmes simples et travailleurs, parents et amis qui ont croisé Fabien et Christian, en retraceront page après page le portrait, la personnalité et les anecdotes de vie de ces « deux sauvages »… 
Mais sans un décor, un film n’est rien.
Ce décor sera celui La Crau, vaste plaine terre contrastée de cailloux apportés par Le Rhône, et terre humide en certains points produisant le meilleur foin du monde, un foin AOC, une terre de brebis, de transhumance, et une terre qui malheureusement se couvre au fil des années de dépôts pétroliers, de hangars. Un décor chargé d’Histoire, d’anecdotes et de détails, des brebis et des papillons  indispensables à la réalisation de Légende.
Et une « bande son » nostalgique passant du gai au triste : Gaieté et beauté de la Crau ancienne, souvenirs évoqués de ses hommes et femmes rudes à la tâche, éleveurs de brebis, brebis qu’ils aimaient, simplicité de leur vie, rires, et cris, gaieté et insouciance de la jeunesse, musique à fond de ces boites de nuit, et au final nostalgie d’une époque révolue, de personnes disparues. Tristesse de ceux qui ont connu ces deux gamins disparus, tristesse devant les murs vides de cette boite de nuit, devant ses affiches anciennes, tristesse de ces grands domaines abandonnés, de ces paysages et de cette vie passée, détruits par le modernisme, par ces dépôts pétroliers, ces hangars à perte de vue, tristesse de ceux qui ont dû abandonner leurs métiers de bergers et leur terre.
Une écriture toute en finesse et en retenue pour nous faire partager ces nostalgies, ces retours en arrière, la perte de ces vies à jamais disparues, celles de Fabien et Christian, celles de ceux et celles qui les ont connus et ont quitté notre monde, et surtout cette perte de La Crau, cette terre de traditions, à jamais défigurée par le modernisme. 
« Est-ce que ce n’est pas surtout à ça que servent les histoires : nous tendre un miroir » dira l’auteur. Un miroir  et une belle histoire qui m’ont renvoyé l’image de mes petites bêtises de jeunesse, les virées alcoolisées en boîtes, la musique de ces boites de nuit dont on sortait tard le matin, les yeux embrumés par la fatigue, les bagarres pour un regard, pour une fille ou pour un mot, les retours à fond en voiture  et également l’image d’un autre territoire que celui de la Crau, celui qui m’a vu naître et grandir, l’image d’un territoire lui aussi à jamais défiguré par ce même modernisme. Un miroir qui m’a renvoyé également l’image de ceux qui m’ont précédé dans la vie, de copains morts sur la route, ou perdus de vue, d’âmes qui vivent toujours dans mes souvenirs. Un retour vers mes années 70 
J’espère que Légende, ouvrage de la rentrée littéraire de cet automne 2016, connaîtra le succès qu’il mérite à mes yeux, et que nombreux seront ceux qui liront cette tendresse, cette nostalgie, cet amour d’une terre d’enfance et se mireront dans ces pages. 

Un auteur à suivre.


Qui est Sylvain Prudhomme


Quelques extraits
  • « De dehors la maison était banale, sa façade sans charme, plutôt avare en ouvertures, rez-de-chaussée bardé de grilles, enduit grisâtre. Au premier étage pourtant il y a avait ce cocon, cette grotte d’où s’échappaient chaque soir par les fenêtres des éclats de voix et de musique qui devaient arriver aux oreilles des voisins, les intriguer, les agacer, leur massacrer le sommeil passé une certaine heure avait dit Toussaint, s’étonnant rétrospectivement de la patience du voisinage d’alors, la bande d’adolescents peut être trop précoce, nos regards trop arrogants, avait-il dit, nos bonnes notes à l’école trop écrasantes. » (P. 44-5)
  • « Il avait raconté la haine entre les deux frères. Épidermique. Fondamentale. Haine de Christian pour Fabien, mais haine plus grande encore de Fabien pour Christian. Comme s’il y avait chez son frère cadet quelque chose qui l’exaspérait. Cette réputation de petite frappe. Cette popularité que Christian parvenait à se gagner rien qu’à la force des poings. Ces filles qui ses bras. Cette vitalité sur-développée qui en faisait un roi lui aussi à sa façon. Un roi taciturne, rentré. Primaire à côté du raffinement que poursuivaient Fabien et ses amis. Mais un roi. » (P. 92)
  • « Laisse je te dis,, tu m’entends, la boue la fange c’est pour moi on me l’a toujours réservée et jusqu’au bout je veux toujours la charrier seul, je suis prêt à en bouffer toute ma vie pourvu que cela au moins soit gagné, que toi mon fils tu n’y aies plus jamais affaire. » (P. 107)
  • « N’est-ce pas pour ça que je suis devenu photographe au fond, avait dit Nel en regardant la plaine continuer de défiler par les vitres de la camionnette. N’est-ce pas d’abord par intégration au plus profond de moi-même de cette donnée sans cesse rabâchée à mes oreilles : mon incompétence irrémédiable. Ma médiocrité en matière de choses pratiques. Tellement persuadé d’être bon à rien qu’il ne m’est resté que ça : regarder. Éternellement assister aux gestes des autres. » (P. 106)
  • « – Matt va faire un film sur Christian et Fabien, avait dit Nel. 
    – Christian et Fabien tes cousins ? 
    – Pas vraiment sur eux, avait dit Matt. Sur la Chou
    – Le Chou, la boite de nuit 
    – Oui, la Chou. » (P. 110)
  • « ‘Matt avait entendu les sonnailles au loin, l’aboiement des chiens. Il avait vu le troupeau approcher. Millier de boules écrues qui au milieu de l’immensité semblent une poignée de graines au vent. C’est les premières. Elle viennent de redescendre des Alpes. Bientôt il y aura des redescentes tous les jours. De toutes les vallées. La plaine se repeuplera. Les bergeries seront de nouveau pleines la nuit. » (P. 236) 
  • « Elle avait appelé André chaque soir désormais, comme pour veiller à ce que de part et d’autre de l’équateur leurs courses ne se désaccordent plus. Nouvelles chaque soir de la chute de Christian. Nouvelles chaque soir de la chute de Fabien. De l’accélération de la chute de Christian. De l’accélération de la chute de Fabien. » (P. 271)

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