
Une grande partie de la littérature romanesque prend pour cadre le deuxième guerre mondiale…très souvent des fictions ayant un tout petit fond historique, voire des textes sans aucun fondement réel…
En littérature « la fiction sauve, la réalité tue »…
« L’imposteur » est l’histoire véridique d’un homme, Enric Marco manipulateur né, narcissique, qui avait fait de sa vie un roman, arrivant à devenir président de l’Amicale de Mauthausen, association espagnole des anciens déportés. Pendant des années il a donné des conférences et interviews, mais a été démasqué en 2005 par un historien Benito Bermejo.
Un homme et une histoire qui ne pouvaient rester dans l’ombre, une vie trop captivante pour que Cercas résiste à écrire ce livre sur ce « héros ». Il a pourtant longtemps hésité. « L’imposteur » est le livre sur la rencontre avec cet homme, la découverte son histoire, sur les relations que l’auteur et Marco ont eu, et un livre sur la genèse de ce livre.
Pour cela Javier Cercas rencontrera des témoins et des historiens, se documentera en consultant des archives, des articles et découvrira les lieux dans lesquels Enric Marco a vécu ou déclare avoir vécu…il se fera accepter par ce vieil homme de 95 ans et parlera longtemps et souvent avec lui. Un homme qui a donné tant de versions de sa vie incroyable. Comment reconnaître le vrai du faux, les faits réels parmi les inventions. Il raconte qu’il a été anarchiste pendant la guerre d’Espagne, qu’il a participé, malgré son jeune âge à l’époque, au débarquement à Majorque, qu’il aurait fuit en France où il aurait été arrêté par la police de Vichy et livré à la Gestapo qui l’aurait fait interner dans le camp de Flossenburg, jusqu’à sa libération en 1945…la réalité est moins reluisante.
Je vous laisse la découvrir.
Il a tout de même après la deuxième Guerre Mondiale réussi, sous le régime franquiste, à prendre la direction du syndicat anarchiste CNT puis à être vice-président d’une association de parents d’élèves et président de l’Amicale de Mauthausen…Dernier titre qui le perdra. Un historien démasquera son imposture quelques jours avant les cérémonies du 60ème anniversaire de la libération du camp, auxquelles il devait participer.
Être au premier plan, être reconnu, aimé…
Enric Marco, avait fini par croire à cette vie, à ses inventions, et surtout à y faire croire une Espagne qui connait peu la Shoah parce qu’elle a été très peu concernée…Il a été démasqué par cet historien et son imposture a été portée au grand jour, dans la presse, par Mario Vargas Llosa que rencontrera Javier Cercas.
Longue et passionnante enquête de Javier Cercas, sur la vie de cet homme qui eut plusieurs familles, sur ce mythomane, ce Don Quichotte moderne, qui utilisait à tout moment le mot « véritablement », menteur qu’il réussira à apprivoiser, à faire parler, tout en démêlant le vrai du faux. Un regard également sur cette longue période de l’Espagne franquiste et les années de sortie de la dictature, comment cette Espagne et de nombreux espagnols se sont créé une virginité, comment ce passé trouble a été regardé
Javier Cercas ne juge pas cet homme, ne veut ni le condamner, ni l’absoudre, il ne cherche qu’à relater des faits, et à comprendre comment Histoire et mémoire peuvent parfois s’opposer. Il s’est longtemps demandé s’il était moral de mener cette enquête. Une enquête qui dans les dernières pages du livre nous en dira encore plus sur le coup de bluff du vieil homme Enric Marco
Une occasion également pour nous faire réfléchir sur le pouvoir de la littérature, du romancier, les limites entre fiction et réalité, sur le mensonge
Un livre dense, précis, fouillé, que les amateurs d’Histoire apprécieront…les amateurs de roman aussi
Qui est Javier Cercas
Quelques lignes extraites du livre
« Les premiers paragraphes d’un livre sont toujours les derniers que j’écris. Ce livre est terminé. Ce paragraphe est le dernier que j’écris. Et, comme c’est le dernier, je sais à présent pourquoi je ne voulais pas écrire ce livre. Je ne voulais pas l’écrire parce que j’avais peur. Je le savais depuis le début mais je ne voulais pas le reconnaître ou je ne l’osais pas ; ou pas complètement. Ce n’est que maintenant que je sais que ma peur était justifiée. » (P. 13)
« Enric, c’est de la pure fiction.Tu n’as pas compris? Il est tout entier une énorme fiction, qui plus est une fiction incrustée dans la réalité, incarnée en elle. Enric est comme Don Quichotte : il ne s’est pas résigné à une existence médiocre et a voulu mener la grande vie ; et comme cette vie n’était pas à sa portée, il l’a inventée. » (P.30)
« Celui-ci tout d’abord a été le produit de deux prestiges parallèles et indepassables : le prestige de la victime et le prestige du temoin : personne n’ose mettre en doute l’autorité de la victime, personne n’ose mettre en doute l’autorité du témoin » (P. 39)
« Comme le sait tout bon menteur, un mensonge ne triomphe que s’il est pétri de vérités. » (P. 40)
« Les livres impossibles ne sont-ils pas les plus nécessaires, peut-être les seuls qui valent la peine qu’on essaie de les écrire ? » (P. 50)
« Les bons menteurs ne font pas seulement trafic de mensonges, mais aussi de vérités, et les grands mensonges se fabriquent avec de petites vérités. » (P. 65)
« J’avance cette hypothèse qui me semble irréfutable : Marco est fondamentalement un roublard, un charlatan hors pair, un emberlificoteur sans pareil, de sorte qu’il a emberlificoté les autorités militaires en leur faisant accroire qu’il avait un passé intact ou inoffensif et que lui-même était un garçon inoffensif, pour ne pas dire irréprochable. » (P. 105)
« Marco luttait aussi pour oublier Marco, désireux sans doute de s’affranchir du passé. Le passé collectif, mais aussi le passé individuel : son passé de petit orphelin, d’adolescent libertaire et sans foyer, de soldat vaincu, de perdant brisé et découragé, de collaborateur du franquisme et du nazisme, de prisonnier en Allemagne, de représentant de commerce roublard, tricheur et bon vivant, de père et de mari en fuite et de droit commun.’ (P. 172)
« À la mort de Franco presque tout le monde s’est mis à se construire un passé pour s’intégrer au présent et préparer l’avenir. » (P. 220)
« La mémoire et l’histoire sont en principe opposées : la mémoire est individuelle, partielle et subjective ; l’histoire en revanche, est collective et elle aspire à être totale et objective. La mémoire et l’histoire sont aussi complémentaires : l’histoire donne un sens à la mémoire ; la mémoire est un instrument, un ingrédient, une partie de l’histoire. Mais la mémoire n’est pas l’histoire. » (P. 263)
« Moi aussi j’essaie de cacher la vérité. La vérité, c’est qu’à un moment donné, j’ai éprouvé de l’affection pour cet homme, parfois même une espèce d’admiration que je ne pouvais pas m’expliquer et qui me perturbait. » (P. 314)
« L’auto-dérision n’est que le degré zéro de la décence, le minimum d’honnêteté qu’on puisse avoir, surtout si l’on écrit dans les journaux : en fin de compte, la critique bien comprise commence par l’autocritique, et celui qui n’est pas capable de rire de lui-même n’a pas le droit de rire de quoi que ce soit. » (P. 345)