« Écoutez nos défaites » – Laurent Gaudé

Écoutez nos défaitesIls ont passé une nuit ensemble, une nuit dont ils se souviennent…Elle lui a donné une statue antique.
Ils…ce sont Assem, agent des services secrets français, spécialiste des missions secrètes et des coups tordus. Elle, c’est Mariam, archéologue irakienne…Au matin chacun est reparti vers son propre monde, ses propres soucis…Elle doit lutter contre un cancer, il doit rencontrer son chef qui lui confiera la mission d’approcher Sullivan, agent des services spéciaux américains, et de « l’évaluer« , de « le renifler de près pour savoir ensuite s’il faut le condamner à mort ou s’il peut être récupéré« . 

Deux mondes confrontés à la violence…
Il tue sans état d’âme, il a participé à l’élimination de Khadafi. 
Elle est attachée à la grandeur et au passé de son pays et, par amour et passion pour l’art, elle fait tout pour sauver de l’oubli des antiquités archéologiques sorties de terre en les exposant dans des musées. Elle a été anéantie quand des malades, des tarés islamiques ont détruit, à la disqueuse, des œuvres dans les musées irakiens au nom de leur Islam. Elle l’est toujours quand ils font sauter à l’explosif, des sites antiques en Afghanistan, en Irak ou en Libye. Elle passe sa vie à tenter de recréer, dans le cadre de sa mission au sein de l’Unesco, ces collections antiques dispersées dans le monde après la chute de Saddam Hussein et le pillage des musées…Opiniâtre, elle se bat pour la Culture, pour que les civilisations n’oublient pas leur Histoire
Le récit de leur histoire n’est pas banal, chacun connut des victoires professionnelles, mais un rien aurait pu faire basculer leur vie, comme celle de Sullivan. Laurent Gaudé nous propose en parallèle de ces trois vies, en miroir, les vies de trois autres personnages bien plus illustres qu’eux, de trois personnages de la Grande Histoire. 
Hannibal tout d’abord, qui pendant des années de guerre gagna, grâce à son génie militaire, tous ses combats contre l’empire romain qu’il fit trembler, sauf le dernier qui lui coûta la vie.
Puis, le Général Grant vainqueur de la guerre de Sécession dans le sang, Grant qui par deux fois fut élu Président des Etats-Unis, malgré sa réputation de boucher qu’il traîna jusqu’à sa mort. 
Hailé Sélassié enfin, empereur d’Ethiopie, vivant dans l’opulence et laissant crever de faim son peuple, connu la défaite et l’humiliation face aux armées de Mussolini, et l’Histoire gardera en mémoire son discours devant la SDN….
Les victoires sont multiples mais la défaite est unique. Victoires comme défaites tiennent souvent à bien peu de choses, un petit rien peut faire basculer la Grande Histoire…L’erreur de quelques centimètres d’atterrissage d’un hélicoptère aurait pu faire basculer le raid contre Ben Laden…
Après chaque guerre, une fois la paix revenue, toutes les civilisations ont pourtant clamé haut et fort :   « Plus jamais ça! » …des décisions vite oubliées 
Ces différentes vies s’entremêlent, se juxtaposent, ces victoires, comme ces défaites ont de multiples points communs. Gaudé raye les époques, et ne conserve que les réflexions, les états d’âme et attitudes de ses personnages face aux événements.
Le texte très documenté de Gaudé est riche d’informations. J’ai été un peu déboussolé dans les premières pages par cette succession de paragraphes, sans lien chronologiques entre eux, qui me donnaient une impression de brouillon, mais très vite j’ai été séduit par l’écriture, et la « gymnastique » qu’elle imposait parfois.
Roman pas banal, loin de là! Séduisant!
Editions Actes-Sud – 2016 – 282 pages

Laurent Gaudé


Quelques lignes 

  • « Celui qui est victorieux ne l’est pas tant que le vaincu ne se considère pas comme tel. » (P. 139)
  • « En décrivant les guerres du Péloponnèse, Thucydide espérait offrir cela à l’humanité : un savoir définitif. Les siècles ont passé. Les historiens ont écrit, encore et encore, sur chaque massacre, chaque génocide, chaque convulsion de l’Histoire. “Plus jamais cela.” Chaque génération a prononcé cette phrase. Est-ce que l’Histoire ne sert à rien ? » (P. 231)
  • « Le sang coulera à nouveau. Des merveilles venues des temps anciens seront détruites, vendues au marché noir, des hommes et des femmes assassinés, mais il n’y a pas de défaite possible. Car cela voudrait dire accepter de n’être plus ce que nous sommes, cela voudrait dire désapprendre à vivre. Nous avons lu de la poésie depuis trop longtemps, nous avons admiré des mosaïques depuis trop longtemps, il ne peut y avoir de renoncement. D’Alexandrie à Bagdad. De Tunis à Palmyre, elle va poursuivre jusqu’à l’épuisement mais qu’importe puisqu’il ne peut y avoir de défaite. » (P. 275)

 

 

 

 

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