
Signe des temps : la pauvreté ne serait-elle donc pas commercialement rentable ???
Et pourtant ! Ce livre écrit en 1933 mérite d’être connu et conserve de nos jours encore une grande partie de son acuité !
C’est tout d’abord un formidable reportage sur la pauvreté, les conditions de vie des plus pauvres à la fois à Paris et à Londres, deux des principales capitales du monde des années 20-30, les hôtels miteux, le Mont de piété, la galère pour trouver un travail, les conditions de travail et de rémunération des salariés du bas de l’échelle. A l’époque, effectuer tous les jours, sans jour de repos 17 heures de travail de plonge dans des hôtels restaurants de luxe était une norme…l’esclavage ou presque. C’était ça ou crever de faim, sans manger pendant plusieurs jours, sauf en portant des habits miteux ou ses valises en carton au clou, au Mont de piété en échange de quelques francs pour faire un repas…Orwell n’était pas encore Georges Orwell..Il était encore Eric Arthur Blair, jeune homme d’une vingtaine d’années. Cet aspect presque ethnographique du livre est édifiant et révoltant, que ce soit dans les descriptions de la vie des plus pauvres à Paris, ou à Londres, des descriptions qui, par bien des aspects, rappellent les mots, les personnages et les thèmes de Zola ou de Dickens, …ou dans la façon dont la pauvreté était prise en compte (ou pas) par la société.
Et déjà on constate de notables différences, entre les deux capitales, afin de venir en aide aux plus pauvres, débrouillardise individuelle d’un côté de la Manche, et de l’autre, asiles de nuit collectifs, même repoussant de crasse, et œuvres caritatives telles que l’Armée du Salut.
L’autre aspect du livre est plus politique. Orwell se révolte, propose des solutions afin que cette plaie, qu’est la pauvreté puisse être traitée..ces réflexions dans lesquelles l’humour est parfois présent, conservent de nos jours encore une grande partie de leur pertinence. La pensée politique d’Orwell, remueur des consciences est là, et bien là : « Dans la pratique, personne ne s’inquiète de savoir si le travail est utile ou inutile, productif ou parasite. Tout ce qu’on lui demande, c’est de rapporter de l’argent. Derrière tous les discours dont on nous rebat les oreilles à propos de l’énergie, de l’efficacité, du devoir social et autres fariboles, quelle autre leçon y a-t-il que « amassez de l’argent, amassez-le légalement, et amassez-en beaucoup » ? L’argent est devenu la pierre de touche de la vertu. Affrontés à ce critère, les mendiants ne font pas le poids et sont par conséquent méprisés. Si l’on pouvait gagner ne serait-ce que dix livres par semaine en mendiant, la mendicité deviendrait tout d’un coup une activité « convenable ». Un mendiant, à voir les choses sans passion, n’est qu’un homme d’affaires qui gagne sa vie comme tous les autres hommes d’affaires, en saisissant les occasions qui se présentent. Il n’a pas plus que la majorité de nos contemporains failli à son honneur : il a simplement commis l’erreur de choisir une profession dans laquelle il est impossible de faire fortune. »
L’argent, thème d’un autre ouvrage d’Orwell, également trop méconnu « Et vive L’Aspidistra« …un thème qui malheureusement a pris le pas sur tout le reste, un moteur économique, politique, social…
Ne réduisez pas Orwell à seulement deux de ses titres…découvrez-le aussi dans ses œuvres les moins connues, mais toutes aussi philosophiques et sociales. Je n’ai pas fini de le découvrir.
Un texte de plus de 80 ans, presque sans ride…Ah si…le franc et le sou ont disparu de nos porte-monnaie…mais pas la livre anglaise, ni non plus la pauvreté
Les SDF qui peuplent nos rues nous le rappellent.
Editions 10-18 – Traduction : Michel Pétris – 2007 – Première parution : 1933 – 291 pages
Une toute petite partie de ce qui m’a touché
- « Il ne faut jamais avoir l’air affamé. Ça donne envie aux gens de te distribuer des coups de pied au derrière. » (P. 69)
- « Il y a une clientèle pour les restaurants, il faut donc des hommes qui passent quatre-vingts heures par semaine à laver des assiettes. C’est la civilisation qui l’exige, un point c’est tout. Un tel jugement mérite examen. » (P. 159)
- « Un hôtel chic, c’est avant tout un endroit où cent personnes abattent un travail de forçat pour que deux cents nantis puissent payer, à un tarif exorbitant, des services dont ils n’ont pas réellement besoin. Si l’on supprimait les prétentieux enfantillages qui caractérisent le service d’un hôtel ou d’un restaurant, les plongeurs pourraient ne faire que six ou huit heures de travail par jour, au lieu de dix ou quinze. » (P. 162)
- « Les mendiants ne travaillent pas, dit-on. Mais alors, qu’est-ce que le travail ? Un terrassier travaille en maniant un pic. Un comptable travaille en additionnant des chiffres. Un mendiant travaille en restant dehors, qu’il pleuve ou qu’il vente, et en attrapant des varices, des bronchites, etc. C’est un métier comme un autre. Parfaitement inutile, bien sûr – mais alors bien des activités enveloppées d’une aura de bon ton sont elles aussi inutiles. En tant que type social, un mendiant soutient avantageusement la comparaison avec quantité d’autres. Il est honnête, comparé aux vendeurs de la plupart des spécialités pharmaceutiques ; il a l’âme noble comparé au propriétaire d’un journal du dimanche ; il est aimable à côté d’un représentant de biens à crédit – bref c’est un parasite, mais un parasite somme toute inoffensif. Il prend à la communauté rarement plus que ce qu’il lui faut pour subsister et – chose qui devrait le justifier à nos yeux si l’on s’en tient aux valeurs morales en cours – il paie cela par d’innombrables souffrances. Je ne vois décidément rien chez un mendiant qui puisse le faire ranger dans une catégorie d’êtres à part, ou donner à qui que ce soit d’entre nous le droit de le mépriser. » (P. 236)
- « Il faut se souvenir que dans le système actuel les vagabonds représentent pour le pays une colossale perte sèche car, outre qu’ils ne travaillent pas, ils mènent une vie qui mine inexorablement leur santé : le système perd donc, en même temps que de l’argent, des vies humaines. Un plan visant à les nourrir convenablement et à leur faire produire au moins une part de leur nourriture mériterait bien d’être essayé. » (P. 282)