
La construction est originale et plaisante
Thovma est né en 1915, pendant ce génocide arménien, si peu évoqué en littérature…il est l’un des derniers contemporains de cette horreur…Une horreur que sa famille a vécu.
Ne sortez pas les mouchoirs…préparez-vous à vivre une aventure dans laquelle le burlesque, la farce, côtoient l’Histoire, la vraie, la farce, l’horreur.
Cette haine que portent les Turcs et Kurdes aux Arméniens est une haine ancestrale, viscérale.
La mère de Thovma était enceinte de lui quand Wartan Khatissian, son père, personnage principal, fut arrêté et torturé… A son retour des Etats-Unis où il avait émigré, il passa par Sarajevo, le 28 juin 1914, jour de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, et de son épouse…Alors pourquoi pas, contre toutes les évidences, lui faire avouer ce meurtre au nom d’une internationale arménienne voulant déstabiliser la Turquie ! On trouverait ainsi un bon prétexte pour entrer en guerre cnntre eux. Tous les moyens sont bons pour le faire avouer…Hilsenrath alterne horreur et sourire quand il évoque le scénario invraisemblable imaginé pour les Turcs, conseillés par leurs alliés – des officiers allemands – pour démontrer au monde la malveillance des Arméniens. L’imbécillité instaurée comme mode de gouvernance d’un peuple ! Le rôle de l’Allemagne !
Une manipulation, une machination qui en préfigurent d’autres aussi dramatiques. La grande Histoire nous le confirmera.
Depuis des années les Arméniens vivent sur un territoire à cheval sur l’est de la Turquie et la Russie. Depuis toujours les Turcs et le Kurdes les rejettent, les emprisonnent, les tuent. Depuis des années ils sont pendus et restent accrochés aux arbres aux yeux de tous. La religion oppose ces communautés, les Arméniens sont chrétiens au sein d’un monde musulman. Ils sont là depuis 4000 ans, mais sont toujours considérés comme des intrus. Hilsenrath nous permet de découvrir leurs conditions vie en ce début de siècle et leur histoire. Oh non ! ils ne vivent pas dans l’opulence, ils ont des doigts d’or et sont souvent artisans, bottiers, orfèvres. De ce fait ils sont indispensables. Indispensables mais haïs. C’est certain, ils sont très riches ! On les soupçonne de cacher leur or dans la chevelure des femmes, dans les talons de leurs bottes…ça ne vous rappelle rien ces a priori, cette haine contre une communauté, contre une religion ? contre d’autres qui ont leur propre langue qu’on ne comprend pas ?
En nous faisant sourire et pleurer, en mêlant les époques, l’Histoire et le roman, le burlesque et le tragique et le ridicule Hilsenrath démonte le mécanisme de ce génocide, le premier de ce XXème siècle, le mécanisme en fait de tous les génocides, de toutes ces haines entre communautés, Rwanda, Tibet, Darfour, Turcs et Kurdes, Moyen-Orient également…Et bien sûr, la Shoah dont il souffrit dans son âme et qui vit disparaître des proches en fumée, les moteurs restent identiques : différences, haine, mensonge, manipulation des masses, communautarisme, et surtout le silence… Le silence de la communauté internationale.
Edgar Hilsenrath est au sommet de son art !
Sans doute le meilleur de ses ouvrages, celui en tout cas qui m’a donné le plus de plaisir, celui qui m’a le plus dérangé. J’aime cet homme qui dans chacun de ses livres m’a bousculé. Il mêle habilement à plusieurs reprises le tragique, le burlesque, la farce, sans jamais choquer le lecteur pour évoquer des faits graves afin que notre conscience reste en éveil, là où d’autres auteurs restent graves et éplorés.
Son message n’en est que plus fort.
Il est bon de rappeler, que suite à la reconnaissance comme génocide, par le Parlement allemand, du massacre des Arméniens sous l’Empire ottoman en 1915, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a déclaré, que cette reconnaissance « n’a aucune valeur ». Lors d’un discours à la télévision, le 4 juin 2016, il a mentionné que les accusations de génocide arménien constituaient un « chantage » et que son pays ne les « accepterait jamais » (Source Le Monde)
Chacun jugera.
Editions : Le livre de poche – 2007 – Traduction : Bernard Kreiss – Première parution : 1992 – 631 pages
Quelques mots sur Edgar Hilsenrath
Quelques lignes
« Ces arméniens sont un peuple dangereux. Et ils vivent des deux côtés de la frontière. Quatre millions de notre côté et un million chez les Russes. » (P. 43)
« Parce qu’ils sont une race pourchassée […] Comme dans d’autres pays, les Juifs et les Tsiganes. Un Arménien ne sait jamais quand les Turcs vont mettre le feu à sa maison. C’est pourquoi il se tient toujours prêt à sauter. » (P 68)
« Beaucoup de ces Arméniens parlent effectivement mieux le turc que nous, dit l’interprète, et si on ne savait pas que ce sont tous des traîtres, des infidèles, des mangeurs de porc et des russophiles, on pourrait presque croire que ce sont de vrais Turcs. » (P. 137)
« – Il doit bien y avoir une raison-Il n’y a pas de raison-Y aurait-il donc des raisons sans raison-Il semble que oui-Mais c’est absurde. Allah connaît toutes les raisons, même les raisons qui n’en sont pas.-Vous voulez dire qu’il est possible qu’une raison sans raison soit en réalité quand même une raison; que ce serait simplement une raison que nous ne connaissons pas?-C’est une possibilité, Effendi-Se pourrait-il que le gouvernement lui-même ne connaisse pas la raison, je veux dire la raison pour laquelle on s’en prend au Arméniens ?-Cela se pourrait bien, Effendi. » (P. 141-2)
« -Qu’est-ce qu’ils ont pigé?-Que l’extermination des Arméniens en Turquie – la liquidation de tout un peuple – ne dépend en fin de compte pas seulement des exterminateurs, mais aussi du silence de leurs alliés. » (P 217)
« Deux jours durant ils avancèrent sur la route de Konya. Mais leur nombre ne cessait de décroître ou, pour le formuler d’une autre manière, la route devenait de plus en plus bariolée, semée de morts…couchés sur le bord de la route, dans leurs vêtements colorés, leur chaussures jaunes, brunes, rouges, noires et bleues. Sans parler des fichus et voiles des femmes mortes, souvent d’excellente qualité, des couvre-chefs sans bord des vieillards morts et des bonnets rembourrés des petits enfants. Les morts étaient comme des bornes kilométriques et des panneaux indicateurs, et c’étaient en effet le rôle qu »ils jouaient : les régiments de zaptiehs et de tchettes pouvaient en quelque sorte suivre les convois à la trace. » (P. 539)
« Ces Allemands sont un bien singulier peuple de haute culture, dit le consul. De loin en loin, la conscience de leurs poètes et de leurs penseurs semble se retrancher derrière les monocles de leurs généraux puis disparaître dans les bottes de leurs soldats. Là, elle est piétinée jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. » (P. 565)