« D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds » – Jón Kalman Stefánsson

D'ailleurs, les poissons n'ont pas de piedsAri revient, à la cinquantaine, de nos jours, en Islande après avoir passé plusieurs années au Danemark où il devenu éditeur. Il est porteur d’un petit colis contenant le diplôme d’honneur décerné à son grand père, capitaine de bateau de pêche et d’une lettre adressée par son père lui annonçant son décès prochain.


Après avoir évité la mort en mer Oddur jeune homme intrépide rencontre Margrét, jeune fille, revenant du Canada…

1976-80, le village doit faire face au départ de la base américaine, véritable poumon de la ville et Ari a trouvé un travail qui ne le passionne pas dans une conserverie de poissons…

Trois époque de la vie de la famille d’Ari, de celle de ses grands parents Oddur et Margrét….trois époques de la vie de l’Islande, de sa richesse grâce à la pêche, grâce aux américains et à la guerre froide, jusqu’à nos jours en passant par sa chute et sa faillite, faillite du pays mais enrichissement de certains qui ont vendu les quotas de pêche à l’étranger….
Trois époques que l’auteur mêle, qu’il abandonne pour y revenir….La vie d’Ari qui fouille dans ses souvenirs…un souvenir en amenant un autre…des allers retours permanents…..mais de grands absents dans cette vie : ses parents….L’auteur ne nous en parle pas….ce n’est certainement pas anodin. Nous prépare t-il quelque chose?
N’espérez pas lire ce livre dans le métro, dans un train, en levant le nez pour regarder de temps en temps le paysage…non, c’est un livre qui se mérite, à lire au calme. Mais que de poésie dans la description de la vie rude de ces marins, de leurs conditions de travail, de ces autres aspects de l’Islande décrite déjà dans « Entre ciel et terre », dans la description de la ville de Keflavik, de sa tristesse.« Cette ville qui a perdu son quota de pêche, perdu sa base militaire, et où il n’y a pas grand chose à voir, si ce n’est du chômage, de vieux filets en lambeaux, le souvenir d’une armée, de l’argent disparu, et deux norvégiens à tête de couperet. »
Que serait l’Islande sans ses pêcheurs, la mer -« Être en mer, c’est être en vie » – ses tempêtes, sans le froid, ses paysages de cendre noire volcanique…ses fjords….Quand c’est décrit par Jón Kalman STEFÁNSSON et traduit par Éric Boury, on a envie d’y goûter…
Souvent pour introduire une période Jón Kalman STEFÁNSSON, nous livre ses réflexions sur la vie, la vérité, l’environnement, le bonheur, les enfants, toujours empreintes de beaucoup d’humanisme.
Difficile parfois, « D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds » sera certainement dénigré par certains, mais adoré par ceux qui ont envie de voyager dans le temps, dans l’espace, de se confronter à la rudesse de ce pays, de cet auteur

L’auteur : Jón Kalman STEFÁNSSON


Extraits

  • « Ce lieu est inhabitable, tout s’y oppose, la raison, le vent et la lave » (P. 19)
  • « Celui qui veut aimer l’Islande doit parfois s’en exiler » (P. 21)
  • « Peut être doit-on en déduire qu’il est plus simple de changer le monde que de guérir d’une peine de cœur, plus aisé d’aspirer à l’avènement de temps nouveaux que de tordre le cou à la solitude » (P. 29)
  • « C’est elle qui maintient les planètes en orbite, déclenche l’expansion de l’Univers et engendre les trous noirs. La volonté est pour ainsi dire impuissante dès que cette force se manifeste, dès qu’elle entre en jeu. Elle nous prive de raison et de discernement, nous dévêt de notre prudence, de notre dignité, de notre honnêteté, mais nous offre avec un peu de chance, une joie enivrante, de radieuses promesses, si ce n’est le bonheur. En sa présence, chaque instant devient poème, symphonie insolente. C’est la réponse que Dieu a trouvé à la mort, voyant qu’il avait échoué à sauver l’être humain de sa fin certaine, il lui a offert cette étrange lumière, cette flamme qui depuis réchauffe les mains de l’homme et le réduit en cendres, change les taudis en palais célestes, les palais grandioses en minables ruines, les réjouissances en solitudes. Nous la nommons amour, faute d’avoir trouvé mieux. » (P. 56)
  • « Question : Qu’est-ce qui voyage plus vite que la lumière?
    Réponse : le temps lui-même 
    Il nous traverse comme une flèche. Sa pointe acérée fend la chair, les organes et les os, c’est la vie, l’instant d’après cette pointe ressort en empruntant le même chemin, c’est la mort. »(P. 60)
  • « Étreinte est sans doute le plus beau mot de toute notre langue. Ouvrir ses bras pour toucher une autre personne, tracer un cercle autour d’elle, s’unir à elle l’espace d’un instant afin de constituer un seul être au sein des maelströms de la vie, sous un ciel ouvert d’où Dieu est peut être absent. Nous avons tous, à un moment ou à l’autre de notre vie, et parfois terriblement, besoin que quelqu’un nous prenne dans ses bras, besoin d’une étreinte à même de nous consoler, de libérer nos larmes ou de nous procurer un refuge quand quelque chose s’est brisé. Nous désirons qu’on nous étreigne simplement parce que nous sommes des hommes et parce que le cœur est un muscle fragile. » (P. 69)
  • « Pourquoi la majeure partie de l’humanité croit-elle en ces histoires que racontent les religions alors que ces dernières s’opposent aux règles élémentaires de la logique, aux preuves avancées par les sciences? Si on se fonde sur la raison, il faut être un enfant ou un simple d’esprit pour croire en l’existence de Dieu, et pourtant peut-on trouver meilleure consolation que celle procurée par la foi? (P. 78)
  • « Un jour, cette pensée ne manquera pas de nous envahir : dans quel but ai-je vécu ? Pourquoi suis-je ici ? Si nous ne nous posons jamais la question, si jamais nous ne doutons, si la plupart du temps nous traversons sans réfléchir les jours et les nuits en allant si vite que peu de choses on prise sur nous à part le portable dernier cri ou l’ultime chanson à la mode, alors nous avons toutes les chances de foncer tôt ou tard dans la nuit » (P. 119)
  • « Je me souviens que mon frère se plaignait de la distance qui sépare ce que l’œil voit de ce que la langue peut exprimer. Ce qu’on perçoit de ce qu’on écrit. » (P. 139)
  • « La vie est un faisceau de lumière qui traverse brièvement les ténèbres et s’évanouit l’instant d’après » (P. 162)
  • « Non, je voudrais être vieux comme ça, sous cette lune et ces étoiles, continuer de chérir ma femme si ardemment que je ne pourrais m’empêcher de la serrer dans mes bras chaque jour, et que je ne désirerais rien d’autre que de vivre mille ans de plus avec elle, afin d’aimer encore  ses yeux et ses lèvres, oui, je voudrais être comme ça, vieux et heureux sous le clair de lune » (P. 214)
  • « Dès que vous avez un enfant, votre existence se divise en deux, cela se produit comme ça, il y  a un avant et un après, vous devez dire adieu à votre ancienne vie et votre amour s’égaille, il essaime et ne se concentre plus uniquement, avec son l’imprévisible puissance, sur un être unique. Le monde change et acquiert un nouveau visage, certains le supportent, d’autres moins et d’autres encore pas du tout » (P. 217)
  • « Est-il possible que le bonheur ne soit qu’une question de chance, qu’il soit le premier prix d’une loterie, à moins qu’au contraire il ne vienne uniquement, à ceux qui ont œuvré à le conquérir par leur courage et leur vision de la vie » (P. 219)
  • « Notre mode de vie détruit la planète, c’est une évidence qui nous crève les yeux chaque jour, et pourtant nous ne faisons pas grand-chose pour que ça change, comme si on se fichait éperdument des générations futures. Nous n’agissons que peu, sans doute parce que nous sommes trop heureux : les gens qui ne manquent de rien n’ont aucune raison de partir en guerre pour changer le monde. Ceux qui s’emploient à diriger nos exigences le savent très bien, tous ces invisibles, ces patrons de grande entreprises, de chaînes de supermarchés, quels qu’ils soient. Leur objectif est seulement de faire perdurer cette situation. Ou bien si tu préfères, d’entretenir le principe d’absurdité » (P. 239)
  • « Celui qui veut diriger le monde tout avant tout parvenir à nous convaincre que nous avons besoin de toujours plus. Nous convaincre que nous méritons d’avoir plus aujourd’hui qu’hier. La recette du pouvoir consiste à nous rendre insatiables. À nous transformer en drogués » (P. 245)
  • « Il est très surprenant quel seul un petit nombre de pêcheurs se soucie des questions de sécurité. Or la mer continuera à réclamer un lourd tribut et de nous punir cruellement si nous n’agissons pas. Certes nul n’a le pouvoir d’arrêter la mort, mais il est inutile de l’aider dans sa tâche » (P. 345)
  • « La mer fait de nous des hommes, mais la terre est le domaine des femmes. Vous la gardez en notre absence.  Nous affrontons le danger qui nous façonne et parfois nous détruit, c’est là notre destin, vous vivez en sécurité à terre et veillez sur la vie. Ensuite nous nous retrouvons sur la rive. » (P. 350)

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