« Les Braises » – Sándor Márai

Les braisesHenri, vieux général de 75 ans vit seul dans son château avec sa très vieille nourrice qui le sert toujours, malgré son grand âge. Il a invité, pour un souper au château, un vieil ami, Conrad qu’il n’a pas revu de puis plus de 41 ans…Ils ont été condisciples dans les écoles d’officier, et ont été très proches pendant toutes ces années, malgré la différence de leurs caractères, de leurs origines sociales et fortunes personnelles. La famille d’Henri était invitée par l’Empereur, alors que Conrad devait s’endetter pour payer ses uniformes et son loyer.
Conrad a quitté l’armée d’un jour à l’autre, sans informer Henri et a couru les colonies, il est même devenu citoyen britannique, Henri a gravi les échelons jusqu’au grade de général. Une guerre a balayé la vieille Europe, une autre est proche. L’empire austro-hongrois est parti en miettes.. 

Dès le début du livre progressivement, le lecteur prend conscience de l’animosité et de la rancœur d’Henri envers Conrad. Un ressentiment qui semble-t-il a été présent à son esprit pendant toutes ces années
Quelle en était l’origine ?
Au cours de leur dernière soirée, il y a bien longtemps, Christine, l’épouse d’Henri était présente…depuis, elle est décédée. 
La conversation banale de début de repas, devient de plus en plus tendue, sous les questions et les interrogations d’Henri…..et devient confrontation, face à face, du fait des reproches d’Henri, malgré leur fascination réciproque.
Henri, général stratège interroge, essaie avec intelligence et ruse d’encercler Conrad, de lui faire avouer une faute qu’il aurait commise et qui aurait causé son départ précipité…une faute supposée ou réelle qui lui taraude l’esprit, le hante, une braise jamais éteinte au cours de ces longues années, jusqu’à devenir désir de vengeance.
Tour à tour la conversation souvent philosophique aborde la solitude de l’homme, l’amitié, la vérité, la fidélité et l’infidélité, la chasse, le destin, la race…. le cheminement de la pensée passe par des chemins détournés parfois.
Sandor Márai construit une tragédie, en un seul acte, au cours de laquelle il dévoile tout son talent pour l’étude psychologique des personnages, la construction théâtrale et dramatique, la maîtrise de la pensée et de l’encerclement, la reconstitution d’une époque révolue.
Chaque mot est pesé, chaque phrase ciselée…
Une fois refermé le livre, lu dans une édition « Gros caractères », j’ai su que tôt ou tard je relirai ce petit bijou même si je connais l’issue de leur conversation. 
En partie seulement…

Ne vous en privez pas


Qui est Sándor Márai


Quelques extraits
  • « On se prépare parfois, la vie durant, à quelque chose. On commence par être blessé et on veut se venger. Puis, on attend. Le général attendait depuis fort longtemps et ne savait même plus à quel moment l’offense et le désir de vengeance s’étaient transformés en attente. Dans le temps qui s’écoule, rien ne se perd. Mais, petit à petit, tout pâlit, comme ces très vieilles photographies faites sur une plaque métallique. La lumière et le temps effacent leurs traits nets et caractéristiques. Pour reconnaître par la suite le portrait sur la surface devenue floue, il faut le placer sous un certain angle de réflexion. Ainsi pâlissent nos souvenirs avec le temps. Cependant un jour, la lumière tombe par hasard sous l’angle voulu et nous retrouvons soudain le visage effacé. » (P. 23)
  • « Pourtant, Conrad disposait d’un refuge, d’une retraite cachée, où le monde ne pouvait l’atteindre: la musique. (…) Toute musique le touchait comme un coup porté à son corps. Elle lui communiquait des émotions dont les autres ne pouvaient avoir la moindre idée. Sans doute ne s’adressait-elle pas  seulement à son cerveau. (…) La musique il l’écoutait avec son corps. Il l’absorbait, comme assoiffé. Il l’écoutait comme le prisonnier écoute le bruit des pas qui approchent et apportent, peut-être, la nouvelle de la délivrance. Il n’entendait plus rien d’autre, tout disparaissait, absorbé par la musique. » (P. 71-6)
  • « En ces temps-là, Vienne et tout l’Empire austro-hongrois formaient comme une grande famille, dans laquelle Hongrois, Allemands, Moraves, Tchèques, Serbes, Croates et Italiens comprenaient que seul un Empereur était à même de maintenir l’ordre au milieu des désirs extravagants      et des revendications passionnées des ses sujets, oui, seul cet Empereur qui était à la fois maréchal des logis et souverain, bureaucrate et grand seigneur. » (P. 85)
  • « Conrad parlait des livres qu’il lisait et Henri devisait sur la vie. Conrad ne possédait pas la fortune que nécessitait sa carrière. La vie militaire soulevait pour lui une quantité de problèmes délicats. Le fils de l’officier de la Garde sentait que leur pacte d’amitié, fragile et complexe comme tous les liens humains devait être préservé de toutes les complications causées par l’argent. Pas le moindre trait d’avarice ou d’indélicatesse ne devait le compromettre. [….] Mais ce n’était pas grave : ce qui était plus important et plus pressant, c’était de sauvegarder, en dépit de l’argent, leur amitié qui devait durer autant que leur vie. » (P. 89-90)
  • « – Les valeurs et les hommes pour lesquels nous avions prêtés serment n’existent plus, dit l’hôte sur un ton très grave, en levant lui aussi son verre. Tous sont morts ou partis, ils ont renoncés à ce que nous avions juré de défendre. Il existait un ordre mondial pour lequel il valait la peine de consacrer sa vie ou de mourir. Ce monde-là est mort. Avec l’ordre nouveau, je n’ai rien de commun. C’est tout ce que j’ai à dire sur le sujet.
    – Pour moi, le monde d’autrefois reste vivant, même si en apparence il a disparu. Il vit, parce que je lui ai prêté serment de fidélité. Pour moi, c’est tout ce qu’il y a à dire sur le sujet, dit le général.
    – Oui, tu es resté un vrai militaire, répond Conrad. » (P. 140)
  • « Je me suis souvent demandé si la véritable essence de tous les liens humains n’est pas le désintéressement qui n’attend ni ne veut rien, mais absolument rien de l’autre et qui réclame d’autant moins qu’il donne d’avantage. Lorsque l’on fait don de ce bien suprême qu’un homme peut donner à un autre homme, je veux dire la confiance absolue et passionnée, et lorsqu’on doit constater que l’on n’est payé que d’infidélité et de bassesse… a-t-on le droit d’être blessé et de crier vengeance ? » (P. 170)
  • « Es-tu aussi d’avis que ce qui donne un sens à notre vie c’est uniquement la passion, qui s’empare un jour de notre corps et, quoi qu’il arrive entre-temps, le brûle jusqu’à la mort ? Crois-tu aussi que notre vie n’aura pas été inutile, si nous avons ressenti, l’un et l’autre, cette      passion . Peut-être la passion ne consiste-t-elle pas à désirer une certaine personne, mais à ressentir, en général, un désir nostalgique ? Voilà le vrai sens de ma seconde question. Sommes-nous ridicules si nous pensons, l’un et l’autre, que, malgré tout, la passion s’adresse à une seule personne… éternellement à quelque énigmatique personne, bien définie, qui peut-être bonne ou mauvaise, indifféremment, puisque l’intensité de notre passion ne dépend aucunement de ses actes ni de ses qualités ? … » (P. 358)

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