
L’un de ces sinistres trains
Jankel est sans aucun doute l’un des plus pauvre du shetetl, le village de planches de ces juifs que ce juifs viennent de quitter.. Il portait l’eau de porte en porte dans ces villages où l’eau courante n’existait pas….
On leur a promis qu’ils partaient vers de belles maisons…on est au début de la guerre.
Il faut plutôt dire « était » l’un des plus pauvres, car il vient d’hériter de quatre-vingt mille francs suisses et trente trois centimes suisses de son oncle Jossel, dirigeant d’une usine de fabrication de pain azyme en Suisse.
Après quelques kilomètres, le train s’arrête en pleine campagne… Pas d’affolement encore. On est encore dans des lieux connus, bien loin des fours dont certains ont entendu parler…. : « Le four pouvait attendre. Un four a tout son temps. Avec un four, il n’y a pas le feu. Il marche de toute façon, du moment qu’on le bourre de combustible bien comme il faut, dans les règles de l’art. Et le combustible, ce n’était vraiment pas ce qui manquait. Et qui sait? Peut-être que ce genre de four n’existait pas – que c’étaient seulement des rumeurs. »
Tous savent que là-bas, les goys fouillent et creusent à la recherche de leurs bijoux, de leur or. « «Mais ils ne savent pas que nous avons emporté le meilleur.» – «Et c’est quoi, le meilleur ? » demanda le vent. Et le rabbin dit : «Nous n’avons laissé derrière nous que l’oubli, et ce que nous avons emporté, c’est la mémoire.» »
Jankel quant à lui, rit sous cape, il sait qu’il ne trouveront rien car, malin, il a enterré le testament de son oncle. Il sait qu’il le trouvera au retour du voyage en train….
Premières pages terribles. Rassurez-vous, il ne nous parlera plus des camps, ni de la déportation, ce n’est pas le thème du livre, mais un prétexte à l’histoire….
C’est là tout l’art d’Edgar Hilsenrath…Nous faire sourire du pire…quand le drame côtoie le burlesque.
Alors pour tromper l’ennui, tous demandent à Jankl de raconter cette histoire d’héritage presque tombé du ciel, venant d’un oncle parti à l’étranger, dont il est le seul héritier, et qu’il n’a jamais rencontré…
Une histoire que l’oncle Jossel a dicté au notaire sur son lit de mort. Et dès les premières pages on sourira encore des conditions de dictée et de celles demandées par l’oncle pour son retour au pays.
Toute la famille de Jankl est originaire de Pohodna, petite ville, située aujourd’hui entre la Roumanie et l’Ukraine, dans laquelle l’histoire, la vraie, nous apprend que de nombreux Juifs y vivaient…dont une partie de la famille d’Edgar Hilsenrath.
C’est pour nous l’occasion de découvrir, sur plusieurs générations, l’histoire de ces Juifs dans cette région, les conditions de leur arrivée, leurs vies pauvres. Beaucoup les considéraient comme riches, mais ils ne ne l’étaient pas, loin de là… ils étaient porteurs d’eau, charrons ou patrons de pauvres auberges crasseuses. Seuls ceux qui émigraient s’offraient une possibilité de vie meilleure.
Hilsenrath nous régale : l’humour juif, les détails religieux ou historiques sont tous des clins d’œil source d’intérêt et de découvertes. On passe du rire au tragique. Hilsenrath s’en donne à cœur joie pour se moquer gentiment de son peuple, de ses coutumes, de ses superstitions, de ses rites religieux. Bref c’est Hilsenrath que j’avais déjà apprécié dans ses autres livres.
Un roman qui comporte sans doute un petite (ou grande) part d’autobiographie, c’est certainement ce qui lui donne cette nostalgie d’une période révolue, cette tendresse et cet amour pour ses personnages simples disparus, que la mémoire ne doit pas oublier.
Très bel exercice de mémoire et d’amour !
Editions : Albin Michel – Traduction : Christian Richard – 1995 – Première parution 1993 – 321 pages
Quelques mots sur Edgar Hilsenrath
Quelques lignes
- « Le meilleur associé, le plus fiable, c’est soi-même. » (P. 76)
- « Mais quand les Juifs ont la belle vie, ils se disent : Les choses ne peuvent pas aller mieux, donc elles ne peuvent qu’aller plus mal. – Et il en fut ainsi. Les Juifs faisaient beaucoup d’enfants et se multipliaient. Le Seigneur le leur avait ordonné. Mais plus leur nombre croissait, plus les Polonais avaient peur. Aux générations suivantes, les choses allèrent de mal en pis. » (P. 87)
« Mon grand-père ne prenait pas au pied de la lettre les 613 commandements qu’un Juif se devait d’observer. Il avait coutume de dire : L’essentiel, c’est de garder son cœur juif, de ne tromper que les gens malhonnêtes, les oppresseurs et les maîtres chanteurs, quelquefois aussi l’Etat qui abuse de son pouvoir – un Juif se défend avec les moyens dont il dispose -, mais on doit être honnête avec les gens honnêtes, avec tous ceux qui ne font jamais de mal à personne; on ne doit pas abuser de la véritable confiance, mais aider ceux qui la méritent, respecter la vie humaine; on ne doit pas user de violence ni battre les femmes, mais les respecter ; on ne doit pas manger de viande de porc ni d’autres aliments qui ne soient pas kascher ; il faut dire ses prières avant le repas et les jours fériés, et il ne faut pas croire au faux Messie des goys. » (P. 155)
« En l’an 1881, peu de temps après la mort de mon père, nous entendîmes un mot qui nous était inconnu jusqu’alors. C’était : pogrom. Naturellement, cela faisait des siècles qu’on massacrait des Juifs ou qu’on les brûlait vifs. Comme les Juifs ne manquaient pas d’imagination, ils trouvaient toujours un mot frappant pour désigner leur malheur » (P. 168)
« Qu’est-ce que c’est, les chrétiens, en fait?-Ce sont des gens qui parlent de l’amour du prochain, mais ne savent absolument pas ce que c’est que l’amour du prochain » (P. 202)
« Nous autres Juifs, nous espérons toujours, dit la voix. S’il en était autrement, nous ne serions pas des Juifs. » (P. 300)
« Les gares sont la porte qui ouvre sur le monde, dit l’épouvantail. On y arrive de loin. Mais les gens en partent aussi, et certains reviennent, d’autres ne reviennent jamais. » (P. 304)