"Le coeur battant du monde" – Sébastien Spitzer

« La femme d’un charbonnier est plus respectable que la maîtresse d’un prince. »…Jean-Jacques Rousseau l’a écrit, Sébastien Spitzer me le confirme. 

Je l’avais découvert, et il m’avait séduit, comme beaucoup sans doute, dans « Ces rêves qu’on piétine«  dans lequel il nous présentait une femme proche du pouvoir nazi, une femme puissante, Magda Goebbels. Épouse d’un prince nazi, on ne pouvait que la détester.

Il prend le contre-pied de cette femme en nous présentant dans « Le cœur battant du monde » Charlotte, une pauvre fille, une irlandaise enceinte, arrivant en 1851 à Londres pour fuir la famine. Charlotte va se prostituer pour manger, chercher du travail. Elle a déjà vendu ses cheveux à un perruquier du centre ville pour avoir de quoi manger. 

Un homme la prend en otage afin de dévaliser l’agence où elle s’est présentée. Blessée au ventre elle est soignée parMarkos Malte, un faux médecin, qui l’avorte et lui fournit les pilules de sa fabrication pour la requinquer.

À la demande d’Engels, le médecin récupère un enfant illégitime et demande à Charlotte qu’il soigne et héberge d’élever ce bébé. Un bébé, enfant illégitime du Maure, ami d’Engels et de sa bonne.

« Son vrai nom c’est Karl Marx. Mais depuis des années tout le monde l’appelle le Maure. Ce surnom, il le doit à sa carnation particulière. Elle est hâlée, brun foncé. Ses cheveux sont d’un noir d’encre. Les poils lui recouvrent l’essentiel du visage. »

Nous entrons dans la petite histoire de la Grande Histoire en suivant Freddy, ce gamin élevé par Charlotte, ce gamin caché aux yeux du monde par Engels ami de Marx..deux personnages presque de second plan que nous suivons. 

Marx époux de Johanna von Westphalen , une noble allemande, peine à diffuser ses idées, ses écrits et à faire vivre sa famille dans cette ville, Londres où il est réfugié…Pourtant il en noircit des pages, toutes aussi indigestes, soporifiques et difficiles à lire, les unes que les autres. 

Engels son ami l’aide financièrement à diffuser ses idées. Lui n’a pas de soucis financiers; il gère et est associé dans une filature de coton, et passe une partie de ses loisirs dans des chasses à courre au renard. 

On s’attache peu à eux deux. Seule l’Histoire en fera des personnages dont elle retiendra les noms.

Ils ne servent que de fils conducteurs aux tableaux de cette époque et de Londres que l’auteur nous trace, tableau de l’industrie anglaise des filatures de coton, de ces pauvres filles s’épuisant sur des métiers à tisser, y laissant parfois une main, et presque toujours la santé, respirant ces fibres de coton dans le bruit de ces ateliers, dans la chaleur et la moiteur de l’air. Les accidents de travail sont nombreux, qu’importe, les mains arrachées sont vite remplacées par d’autres mains. Les handicapés sont jetés au rebut de la société. Les horaires privent les ouvriers et ouvrières de toute vie, de tout loisir. Très tôt cependant, ces ouvrières auront leurs gamins à leurs côtés, leurs gamins embauchés très jeunes, handicapés ou mourant eux aussi à la suite d’accidents. 

Elles travaillent le coton venu d’Amérique, cultivé grâce à la sueur des esclaves nègres…on ne parlait pas de Noirs alors. Des pauvres et des pauvres de part et d’autre de l’océan, indispensables pour que des riches dont Engels puissent chasser, s’enrichir et payer l’édition des titres de Marx…La guerre de Sécession priva un temps les usines du coton indispensable…

Sans travail on se serra la ceinture de plusieurs crans.

Pendant ce temps les Irlandais s’agitaient, revendiquant par des actes violents, par des attentats leur indépendance. Arrêtés et jugés, ils étaient pendus.

Ces personnages secondaires aux yeux de l’Histoire, qui n’en retiendra pas les noms, sont tous les personnages attachants du livre.

Œuvre de fiction ? Sébastien Spitzer nous répond en fin d’ouvrage en pages de remerciements » : 

« Dans ce livre, tout est vrai, ou presque. Marx et sa faute ontologique. Engels et ses loisirs. Tussy, le garçon manqué. Mais pour Freddy et Charlotte, je me suis plongé dans la zone grise d’une histoire balisée. Son existence a été cachée jusqu’au milieu des années 1960. Il a été un des secrets les mieux gardés de l’Union soviétique et de tous les gardiens du temple marxiste. » 

et cite de nombreux ouvrages qui l’ont documenté.

Merci pour cette lecture et ces heures de dépaysement 

Éditeur : Albin Michel – 2019 – 430 pages


Lien vers la présentation de Sébastien Spitzer


Quelques lignes

  • « Londres est la ville-monde immonde. Ses rues sentent l’exil et la suie, le curry, le safran, le houblon, le vinaigre et l’opium. La plus grande ville du monde est une Babylone à bout, traversée de mille langues, repue de tout ce que l’Empire ne peut plus absorber. Elle a le cœur des Tudors et se gave en avalant les faibles. Et quand elle n’en peut plus, elle les vomit plus loin et les laisse s’entasser dans ses faubourgs sinistres. » (P. 17)
  • « Il sait que son ami est un homme surveillé. Une figure socialiste. Le grand prophète du communisme. Ils s’étaient rencontrés à Paris, l’été 1844. Dix jours sans se quitter. Lors du printemps des peuples en 1848, il s’est fait cornaquer par les polices d’Europe. À Paris, en février, puis à Berlin, à Bruxelles et à Cologne. Cet homme a le don de trigauder des harangues, de formuler des phrases comme des boulets de canon. Le Maure appelait les prolétaires du monde entier à s’unir pour faire tomber les citadelles capitalistes. » (P. 67)
  • « Engels reprend tous les articles du Maure. Il traduit son allemand en anglais, articule sa pensée et parfois même l’affine. Engels est doué pour ça. Il lui est déjà arrivé de tout écrire à sa place, quand le Maure était malade, cloué au lit par ses problèmes de bile et de ventre. » (P. 71)
  • « Des mères et leurs enfants soumis quinze heures de rang à la violence des machines, aux éclaboussures d’huile, à la vapeur brûlante et à toute l’eau qu’il faut pour assouplir les fils de coton et éviter qu’ils cassent. Ces ouvrières se ressemblent, avec leurs dos voûtés et leurs cheveux en boule, en chignons ramassés pour éviter de finir scalpées, happées par les bobines. » (P. 88-9)
  • « Cela fait un an tout juste que le Maure et sa famille habitent à Maitland Park. Leur nouvelle maison est bourgeoise, très bourgeoise. Elle est située dans le quartier le plus huppé du nord de Londres. Ses gains et l’héritage couvrent une partie des frais. Certes. Mais pour le reste, Lydia a raison. C’est Engels qui finance. C’est lui qui a payé la décoration du bureau, avec bibliothèque et tapis orientaux. C’est lui qui a payé pour que ses filles puissent avoir une vraie chambre chacune. Elles sont grandes, maintenant. C’est aussi lui qui a payé pour que la baronne ait une serre et qu’elle s’essaie au bouturage et au treillage, à rassembler les contraires, à dénaturer le beau. Lydia l’imagine grande, cette serre. Très chère. » (P. 351)

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