« 14 Juillet » – Eric Vuillard

14-juilletTous les profs d’histoire qui ont attisé nos peurs des « interros écrites » nous ont parlé de ces grands hommes, généraux, rois, empereurs qui ont fait l’Histoire, qui ont gagné ou perdu des batailles. Les soldats qui crevaient sur le terrain étaient toujours oubliés. Un soldat fait la guerre, un général la gagne.
Au sujet du 14 juillet, ils nous imposaient simplement d’être en mesure de répondre « Prise de la Bastille ». Aucun historien, aucun prof ne nous a parlé dans le détail de ces petites gens, qui versaient leur sang. De temps en temps ils nous parlaient du « peuple » et c’est tout. Seuls les écrivains ont parlé, guerre après guerre, de ces morts, de ces soldats.

Eric Vuillard donne des visages, des noms et des prénoms à ce peuple de Paris, et nous transporte parmi ces gueux et ces gueuses qui, ce jour là ont fait basculer l’Histoire, ces  » pauvres filles venues de Sologne et de Picardie, […] mordues par la misère et parties en malle-poste, avec un simple ballot de frusques. Nul n’a jamais retracé leur itinéraire de Craponne à Paris […]. Nul n’a jamais écrit leur fable amère. » On été nommé par le nom de son métier, de son village d’origine, ou on était défini par un défaut, Loucheur, Bigot. Même les noms des rues définissaient les métiers qui s’y exerçaient, Petit-Musc anciennement Pute-y-Muse… 
Plus qu’un manuel d’histoire, il s’agit d’un travail de chroniqueur rapportant jour après jour, heure après heure, chronologiquement, des faits en langue vulgaire…c’est à dire en langue du peuple (Vulgus :le peuple)….il s’agit de la définition ancienne, celle que nous trouvons dorénavant en second dans les dictionnaires, passant après celle s’appliquant de nos jours à nos animateurs radio ou télé.
Eric Vuillard, s’est fondu dans cette foule. En donnant un nom et un prénom ancien, une identité et un passé à chacun de ces héros anonymes, à leurs petits métiers disparus depuis bien longtemps, en décrivant leurs habits, leur vie, leurs armes de bric et de broc, il nous transporte au cœur des lieux et de l’action.
Il nous rappelle aussi le contexte historique, les travaux pharaoniques d’aménagement de Versailles, les dépenses somptuaires de Marie-Antoinette, ses boucles d’oreilles, mouches et perruques, la banqueroute qui guette le régime, la dette publique qui ne cesse de croître, financée par des banquiers imposant des taux d’intérêt significatifs, le chômage, l’inégalité devant l’impôt… : « Pour six cent mille habitants, Paris comptait quatre-vingt mille âmes sans travail et sans ressources ».
Un contexte historique assez troublant qui nous renvoie à notre propre actualité.
En allant chercher de la poudre et des armes dans cette Bastille, aux portes du Marais, aucun ce ceux qui y perdirent la vie ne soupçonnait que ce mardi 14 juillet deviendrait une journée mythique, La Fête Nationale. Cette Bastille, dont la démolition fut commencée, une fois prise, le jour même.  
Eric Vuillard a consulté de nombreuses archives de la police, de la ville, les écrits de l’époque. Il a exhumé de la poussière des patronymes disparus et redonné vie à une partie de ces 954 noms, figurant sur la liste officielle des vainqueurs de la Bastille, à quelques uns de ces 98 morts, qui ont commencé à faire vaciller un régime et qui, sans le savoir, ont fait la grande Histoire.
« Il faut écrire ce qu’on ignore. Au fond, le 14 juillet, on ignore ce qui se produisit. Les récits que nous en avons sont empesés ou lacunaires. » 
Pour nombreux d’entre nous cette journée est devenue un jour férié, une possibilité de pont, un jour de repos et de fête. Sa symbolique est souvent oubliée. Dans les dernières lignes Eric Vuillard écrit : « On devrait plus souvent ouvrir nos fenêtres. Il faudrait de temps à autre, comme ça, sans le prévoir, tout foutre par-dessus bord. Cela soulagerait. On devrait, lorsque le cœur nous soulève, lorsque l’ordre nous envenime, que le désarroi nous suffoque, forcer les portes de nos Elysées dérisoires, là où les derniers liens achèvent de pourrir, et chouraver les maroquins, chatouiller les huissiers, mordre les pieds de chaise, et chercher, la nuit, sous les cuirasses, la lumière comme un souvenir. » 

A méditer


Qui est Eric Vuillard


Quelques extraits
  • « Alors la colère monte autant que les salaires veulent baisser. » (P. 14)
  • « Le 28 avril 1789, la révolution commença ainsi : on pilla la belle demeure, on brisa les vitres, on arracha les baldaquins des lits, on griffa les tapisseries des murs. Tout fut cassé, détruit. On abattit les arbres, on éleva trois immenses bûchers dans le jardin. » (P. 17)
  • « Mais avant toute chose, avant la fripe, avant les cabarets, s’insinuant jusqu’au cœur de Versailles, jusqu’à son petit cœur de pierre, il y avait une flopée de repasseuses, jabots froissés, marchandes de fleurs. Oui, depuis tous les coins du royaume, le palais, ses girandoles, ses fusées, ses masques, ses carrosses illuminés de torches, ses brandons, sa joie, attiraient tous les métiers, tous les frotteurs de parquet, tous les gâte-sauce, toutes les ambitions, du bon bourgeois au gentilhomme, mais aussi les plus obscènes nécessités. Pendant que des fêtes pleines de magnificence célèbrent l’amour et la jeunesse, et qu’on cause aimablement le langage des tétons, qu’on dialogue entre fard et mouche, à la lueur des chandelles, file entre les allées le soir, dans les couloirs écartés, aux murs des baraquements, tout un grouillement de raccrochantes, de boucaneuses ou de moineaux, qui dans le froid, l’hiver, entre deux coliques, musent à la recherche d’un peu de sucre et de tabac, de quelques ronds contre un peu de plaisir. » (P. 32-3)
  • « Les Français grondaient. Et voici, quelques temps plus tard que le Tiers État se proclame Assemblée Nationale. Le 20 juin, le roi fait fermer la salle des Menus-Plaisirs. On partît donc au Jeu de Paume et on prononça de très grands mots. Serment ! Constitution ! Trois jours passèrent. Le roi déclara nulles les décisions de l’assemblée et demanda aux députés de quitter la salle. Les députés du Tiers refusèrent d’obtempérer. Mirabeau prononça alors sa grande phrase commençant par «le peuple» et finissant par «la force des baïonnettes». » (P. 43)
  • « Et puis les riches paient peu d’impôts ;  l’Etat est presque ruiné, mais les rentiers ne sont pas à plaindre. Ce sont les salariés qui triment pour rien, les artisans, les petits commerçants, les manœuvres. Enfin il y a les chômeurs, tout un peuple inutile, affamé. C’est que par un traité de commerce, la France est ouverte aux marchandises anglaises, et les riches clients s’adressent à prèsent à des fournisseurs étrangers qui vendent à meilleur prix.  Des ateliers ferment, on réduit les effectifs. »  (P. 55)
  • « Durand sa longue histoire la Bastille a été prise trois fois. La première, pendant la journée des barricades le 13 mai 1558. La deuxième, lors de l’entrée d’Henri IV dans Paris : elle résista quelques jours et finalement tomba. La troisième durant la Fronde. Mais le 14 juillet, la Bastille n’est pas assiégée par le Duc de Guise et quelques marauds, elle n’est pas tourmentée par les armées du roi de France ni par celles du prince de Condé. Non. La situation est tout à fait nouvelle, sans exemple dans les annales. Le 14 juillet 1789, la Bastille est assiégée par Paris. » (P. 73)
  • « Aussitôt il court par la rue du Petit-Musc; Cette rue porte un joli nom, celui d’une odeur chaude, enveloppante. Mais il veut dire autre chose de plus triste. La rue s’appelait naguère Pute-u Muse, ou les putains musaient, vaguaient. Le nom glissa, comme les noms savent si bien faire et de la Pute y muse devint le Petit Musse, puis le Petit-Muce avec un c et le Petit-Musc si coquet »(P. 110)

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